La télé est allumée et je me fais chier. Royalement. J’ai plus rien à boire au niveau alcool, sauf celui de mon père et alors que je suis couchée sur le ventre, sur le canapé, à regarder un documentaire sur les invasions barbares, je songe sérieusement à lui en piquer. Enfin, je n’en ai pas envie. Je n’ai pas envie de tomber aussi bas quand même, mais… Enfin je ne sais pas. J’ai juste vraiment envie de boire de l’alcool. Tout le reste me semble fade, et l’alcool a au moins le bénéfice d’endormir la douleur constante que je ressens. Le bras pendouillant sur le sol avec la télécommande en main, je pousse un gros soupir. Pourquoi mon père est pas là encore ? J’ai pas envie d’être seule maintenant. Peut-être que… Non. Sortir c’est dangereux. Je suis bien là, à l’abri.

C’est donc décidé. Au lieu de sortir m’acheter à boire, je vais prendre une bouteille à mon père. Chose que je n’aurais jamais fait avant. Je me redresse et me lève et au moment où je veux aller prendre une bouteille, on sonne à la porte. Je fige dans le salon, regardant en direction de l’entrée avec suspicion. Je n’attendais personne ce soir. Et mon père ne sonnerait pas. Il a les clés… Avant de bouger, je vois l’écran de mon téléphone s’allumer. J’ai reçu un message. Jeremy ? Je regarde son message et il me dit que c’est lui qui est en bas, avec de la bouffe et… à boire. J’ai déjà mentionné que Jeremy était mon barman préféré ? Bon okay, c’est aussi mon meilleur ami. Sans lui, vivre à New York ce serait vraiment compliqué.

Je vais appuyer sur le bouton de l’interphone pour le laisser entrer puis attend qu’il arrive devant la porte et cogne pour l’ouvrir. « Salut. Je t’attendais pas. Tu viens de finir de bosser ? » Oui évidemment. Je me souviens qu’aujourd’hui il travaillait. Il est adorable de passer me voir. D’ailleurs, je le débarrasse des trois pizzas pour aller les déposer dans la cuisine. « Verrouille derrière toi s’il te plaît. » C’est peut-être une précaution inutile dans cet immeuble, mais je préfère ne pas prendre de chance. Même les fenêtres sont verrouillées. Une fois les pizzas déposées, je m’approche de mon meilleur ami et vient me réfugier dans ses bras, me blottissant contre lui. « Merci d’être venu me voir. Tu tombes bien. »

Ce soir, je porte un pull du NYPD qui appartient à mon père, comme s’il allait me protéger, et un pantalon jogging bien laid que je porte seulement à la maison et jamais devant qui que ce soit. J’ai toujours été le genre à me rendre présentable. Mes amis, pour le peu que j’ai, m’ont rarement vu dans l’état dans lequel je suis en ce moment. Si j’avais su qu’il venait, j’aurais fait le moindre effort, juste pour ne pas montrer à quel point je vais mal. Parce que j’ai beau faire comme si tout allait bien, ça se voit comme le nez au milieu du visage que je ne vais pas bien. Qui le serait ? Ma vie n’est jusqu’ici qu’une suite d’événements tragiques depuis ma naissance. C’est à se demander comment j’ai tenu le coup jusqu’ici. Et pourtant la réponse est simple. À Portland, c’est Jacob qui m’a fait tenir le coup. Ici, c’est d’abord Josephine et mon père, mais à eux ce sont ajoutés Jeremy et Zane. Et ce soir, Jeremy est là. Il s’excuse de ne pas être venu plus tôt et je hausse les épaules comme si ça ne faisait rien. Je ne souris pas non plus.

Je le débarrasse des pizzas et lui demande de verrouiller la porte avant de revenir vers lui et me réfugier dans ses bras. La vérité, c’est qu’il tombe bien. La vérité, c’est que j’étais si mal avant qu’il arrive que j’en étais au point de vouloir voler de l’alcool à mon père pour m’occuper, me vider l’esprit, engourdir le mal. Je m’accroche à son t-shirt dans son dos et ferme les yeux en sentant ses bras m’enlacer. Ça me fait du bien. Il pose même un baiser sur ma tête et je souris légèrement sans le laisser voir mon sourire triste. Non, quand il peut poser les yeux sur mon visage, j’affiche cette carapace que j’ai l’habitude d’afficher, celle qui me sert à me faire croire à moi-même que je me fous de ce qui m’arrive, que je suis bien au-dessus de tout ça et que ça ne m’atteint pas. Parce que j’ai besoin de ça pour survivre, depuis toujours. Pourtant, c’est évident. Quand je n’affiche aucune émotion, quand c’est cette carapace que j’affiche, c’est parce que je vais mal. Je pense que ce n’est désormais plus un secret.

Jeremy me dit qu’il aurait dû passer plus tôt et je secoue la tête légèrement avant de finalement lever les yeux vers lui. « Parfait alors. Je te kidnappe. » Je me laisse à nouveau aller dans ce câlin et ferme les yeux moi aussi. C’est plus fort que moi, aussitôt que je sens que ce câlin me fait du bien, je commence à avoir mal dans le dos. Mine de rien, mon agresseur a bien fait son coup. Si les ecchymoses sur mon visage ont disparus, celles sur mes poignets paraissent encore et les blessures elles dans mon dos ne sont pas complètement guéries.

Je fronce les sourcils de douleur mais au lieu de me défaire de son étreinte, je le serre plus fort contre moi en revoyant passer la scène sous mes paupières, comme un film à la première personne. J’inspire profondément pour reprendre le contrôle de mes émotions. C’est à ce moment qu’il s’écarte doucement et pose sa main sur ma joue. En entendant ses plans, je hoche simplement la tête. « Enfin, pour la télé je sais pas. J’étais en train de me faire chier devant mon documentaire, mais rien d’autre m’intéressait. Si tu as une idée, je suis preneuse. » Je m’éloigne donc de lui et va ouvrir une armoire pour en sortir deux assiettes, puis deux verres. « Je m’occupe de la pizza, tu t’occupes de la boisson ? Mon barman préféré chez moi, je vais en profiter ! » Sur ces mots, je lève les manches du pull que je porte et commence à couper les pizzas pour ensuite nous servir. Quand je réalise que j’ai les ecchymoses aux poignets bien visibles, je baisse mes manches et fait comme si de rien n’était.

« Ça avance bien le show du coup ? J’imagine que c’est pour ça que tu as été bien occupé ? » Je suis fan de Jeremy. Sérieusement, il a tellement de talent que c’en est frustrant. Je suis jalouse en sachant que je ne lui arrive pas à la cheville. Je suis jalouse de le voir aussi passionné par quelque chose. Moi, je n'ai plus rien. Je ne vais plus à l'université depuis quoi... deux ans ? Et l'emploi à la clinique vétérinaire que j'occupais, je l'ai abandonné la semaine dernière parce que j'ose pas sortir de chez moi. Jeremy a vécu ses drames à lui, mais j'envie sa vie en fait. En même temps, j'échangerais bien ma vie avec n'importe qui.

Je lâche un rire franc et qui me donne l’air stupide quand il me dit de le kidnapper, qu’il adore ça. C’est rare dernièrement que j’arrive à rire. Jeremy a peut-être un peu plus de pouvoir que je n’en donne normalement, mais depuis que je le connais, il a su se faire une place assez importante dans ma vie pour arriver à me faire rire même dans les moments les plus sombres. Un peu comme Jacob. Mais le sourire que je fais disparaît presque aussi vite qu’il est apparu. Nous parlons du plan de ce soir et je lui offre de m’occuper de la pizza pendant qu’il s’occupe de la boisson. Je lève alors mes manches et m’affaire jusqu’à réaliser que j’ai mal et enfin voir mes ecchymoses que je cache aussitôt. Je fais comme si de rien n’était. Je ne veux pas me faire plaindre. Je ne veux pas être faible. Je déteste être faible. Je ne suis pas faible… Pas vrai ?

Alors que je me bats intérieurement avec moi-même dans ma tête, je pose cette question à Jeremy, concernant le show sur lequel il travaille et que j’ai très hâte de voir d’ailleurs. Après tout, il a été très occupé dernièrement et je ne lui en veux pas vraiment. Je lui en voudrai peut-être un peu s’il ne m’invite pas à le voir. Je vais le rejoindre sur le canapé et force un sourire quand il me sourit aussi, écoutant sa réponse. Comme je l’avais deviné, il est occupé par ce nouveau spectacle qu’il prépare. Petite vedette va. Il m’assure pourtant que c’est passager et je hausse les épaules. « Je me doute. T’en fais pas, je t’en veux pas… Quoi que si tu m’invites pas à voir ton prochain spectacle, peut-être que je t’en voudrai un peu. » Évidemment, mon sourire montre bien que je ne suis pas sérieuse. Même s’il ne m’invitait pas, j’irais de toute façon. Même si ça m’oblige à sortir seule pour aller marcher dans la noirceur de New York et m’exposer à tout ce que je pense être devenu un potentiel danger dans la vie. Rien ne saurait m’empêcher d’aller l’encourager, bien assise dans un siège de la salle de spectacle.

Je me penche vers la table basse où j’ai posé les assiettes et prends mon verre pour en boire une gorgée. Il a été généreux sur l’alcool. C’est l’ami parfait lui ! Mais alors que je repose mon verre, j’entends sa question et alors mon regard change immédiatement pour afficher un voile de déprime. Il peut sans doute voir une certaine honte sur mon visage. Je sais que je n’ai rien à me reprocher, mais j’ai tout de même honte d’avoir laissé un homme, un inconnu qui plus est, me toucher de cette façon. Jeremy a vu mes poignets alors. « Je… C’est pas que j’ai pas envie d’en parler… » Je ferme les yeux et inspire profondément. Heureusement que j’ai déposé mon verre, car mes mains commencent à trembler. J’attrape donc l’une dans l’autre pour les en empêcher. « C’est juste que… » Comment dire ? Comment dire à son meilleur ami qu’on a honte et qu’on se déteste pour quelque chose dont nous ne sommes même pas responsables, dont nous sommes la victime ? « J’aime pas… » J’avale difficilement ma salive et inspire profondément pour contenir les larmes qui montent à mes yeux. Hors de question de les laisser couler. Il ne manquerait plus que ça. Là, à force de ne pas regarder Jeremy par simple honte de lever les yeux, il ne verra peut-être pas que j’ai les yeux mouillés. « Je me sens faible. Et j’aime pas être faible. » J’inspire encore profondément, serrant les poings sans m’en rendre compte. « Après tant d’années d’entraînement… Je suis ceinture bleue au karaté… J’ai suivi des cours d’autodéfense… Pourtant, ça n’a servi à rien… C’est complètement con… » Peut-être que c’est ça que je devrais faire : reprendre les entraînements, me trouver un coach ou je sais pas…

Si je pouvais échanger ma vie avec quelqu’un d’autre, je le ferais sans doute. Je suis dévorée de l’intérieur depuis si longtemps. Je ne sais même pas comment je fais pour encore tenir debout. Mais en fait, est-ce c’est vraiment le cas ? Je crois que je n’ai jamais été aussi bas dans mon passé, pas même quand j’ai trouvé le cadavre de ma mère. Je me sens si lourde, toujours si fatiguée et si déprimée. Quand je bois, c’est pour oublier, espérer avoir assez d’alcool pour m’endormir plus vite, ou pour ressentir un peu d’euphorie si je ne bois pas seule. Je suis tombée assez bas pour envisager de mettre la main sur l’alcool de mon père sans sa permission. Voler. J’en suis là. Je suis pathétique. Et j’ai honte d’être aussi pathétique.

Le regard vers le bas, je vois la main de Jeremy enrober les deux miennes qui jouaient ensemble pour cacher mes tremblements. Je n’aurais pas dû me faire avoir ainsi. Mais ce connard m’a eu. Jeremy m’assure qu’il ne m’arrivera rien ce soir, et je le crois. À la maison, je ne crains rien, surtout quand j’ai quelqu’un comme Jeremy pour veiller sur moi, ce qu’il fait depuis qu’on se connait, comme si c’était la chose la plus naturelle à faire.

Son menton sur mon épaule, je continue d’éviter son regard sans même m’en rendre compte. La honte est si ancrée en moi que je n’ose même pas regarder mon meilleur ami dans les yeux. Pathétique aie-je dis ? Je lui dis que c’est complètement con d’être aussi faible après tout l’entraînement que j’ai pour me battre, pour me défendre et alors il attrape mon épaule pour que je me retourne vers lui, ce que je fais sans broncher. En revanche, lever les yeux m’est toujours aussi difficile. Sa main se glisse entre les deux miennes alors que nos doigts s’entrecroisent. Cette chaleur confortable qui émane de lui, j’arrive à la sentir. Au fond, malgré mon mal, je ne peux pas nier que sa présence me fasse du bien.

De sa main de libre, il replace mes mèches qui tombent dans mon visage et essuie mes larmes. Quand je vois que son regard cherche le mien, je daigne enfin lever les yeux. Et alors il me dit les mots que j’ai déjà entendu : Je ne suis pas faible. Qu’importe qui me le dit, j’ai toujours autant de mal à le croire. Jeremy poursuit en reconnaissant que ce que j’ai vécu est difficile, mais il ajoute que ce n’est pas ma faute et que j’ai le droit d’être mal à cause de mon agresseur, mais que je ne dois pas croire que je suis fragile. « C’est pas comme ça que je me sens en tout cas. »

J’ai mal. La notion de douleur sentimentale ou psychologique prend vraiment tout son sens quand je ressens de la réelle douleur physique au niveau de la poitrine à cause de tout ça. Mais je continue d’écouter Jeremy. Il me dit que je ne suis pas seule, que je dois me laisser le temps de guérir, que je n’ai pas à avoir honte. Seulement ça, c’est plus difficile à faire qu’à dire. Au fond, je sais qu’il a raison. Et parce que je le sais, c’est la guerre dans ma tête. C’est épuisant de mener cette guerre contre moi-même, surtout quand la vie ne semble pas vouloir m’aider, ne serait-ce qu’en me donnant un moment de répit.

Jeremy, malgré tout ce qu’il me dit, trouve le moyen de me surprendre en me complimentant. Suis-je réellement si précieuse ? Aie-je vraiment autant de valeur qu’il le laisse croire ? Est-ce que je représente autant pour les autres ? Et pour lui ? Ça, ça a toujours été une chose sur laquelle je doute. Ma valeur… Si j’en avais autant, pourquoi m’a-t-on abandonné à la naissance ? Mais quand il mentionne ce que je représente à ses yeux… Je n’ai pas le choix que de le croire, et je me sens enfin un peu spéciale. Juste un peu, juste assez.

Au fond, peut-être que je ne suis pas aussi prête que je le pensais à échanger ma vie contre celle d’un autre. Je ne donnerais ma place près de Jeremy pour rien au monde.

Ma main serre la sienne et mes larmes coulent toujours sur mes joues alors que je le regarde dans les yeux. « C-C’est difficile, Jerem… Difficile de me relever quand dès que j’y arrive, la gravité fait son travail pour me ramener au sol. Chaque fois que ça va mieux, chaque fois que ça va bien… Y a toujours quelque chose qui vient tout gâcher… J’en ai marre… » À nouveau, me voilà repartie dans des sanglots. « Tellement marre… » Je me laisse tomber contre lui, sans lui faire mal, pour me blottir. Certes, j’ai mal à tout le corps, surtout en étant aussi tendue et à cause de mes plaies dans le dos, mais je veux juste continuer de me sentir spéciale. Du moins juste un peu. « Tu sais parfois, je me dis que ce serait juste plus simple si je disparaissais… » Je ferme les yeux, souffrant un peu plus face à cet aveu. « Pas nécessairement mourir, mais juste… me faire oublier. Disparaître des radars… » Mais alors je me retrouverais encore plus seule que je ne me sens en ce moment, malgré la présence de bien des gens autour de moi.

J’aimerais disparaître, mais je ne veux pas être seule. Je ne veux pas partir loin de mon père. Je ne veux pas partir loin de Jeremy. Ce sont les deux personnes les plus importantes dans mon entourage en ce moment. Mais me faire oublier… Juste exister ailleurs que dans cette réalité si lourde à porter, ça me ferait un grand bien. Après que je me sois effondrée contre lui pour me blottir, chercher un peu de chaleur et de réconfort, je l’entends me faire la promesse de toujours être là pour moi et je sais qu’il ne la fait pas dans le vide. Malheureusement, cette promesse, on me l’a déjà faite avant. Même mon père, celui qui m’a adopté, m’a déjà abandonné une fois alors qu’il avait promis ne pas le faire. Il n’a peut-être pas eu le choix, mais tout de même. Si je me garde une réserve sur cette promesse, je sais néanmoins qu’il y croit vraiment et qu’il n’a absolument pas l’intention de me laisser seule. Et c’est ça l’important, au fond.

Je lui annonce alors que j’aimerais disparaître. Je comprends assez vite ce que mes mots donnent comme impression et je corrige en disant que je ne souhaite pas mourir, mais simplement me faire oublier. Et je sais que ça ne lui plaît pas. Au fond, ça ne me plairait pas non plus de l’entendre me dire une chose pareille. Et je sais aussi que si je partais, il me manquerait. En ce moment, je crois qu’il est mon seul soleil, mais je deviendrais l’hiver si je devais le perdre. Le cœur en douleur, je bouge légèrement le bras pour essuyer mes joues, essayant de contrôler ma peine un peu, de me reprendre. Et du coup, je l’écoute pour m’aider. Me concentrer sur lui plus que sur mon mal ne peut que m’aider, n’est-ce pas ?

Il me demande où j’aimerais aller. C’est une excellente question. Il y a des tas d’endroits qui m’intéresseraient. L’Europe et toutes ses ruines à explorer. L’Égypte est un rêve qui me semble tellement irréalisable pour moi. Mais j’entends les mots de Jeremy. Il souffre. Il serait malheureux si je partais, sortais de sa vie. Je ferme les yeux en entendant tout ça. Mon cœur se serre. Je ne voulais pas le blesser. Je ne voulais pas que mon mal lui fasse mal à lui aussi. À l’idée qu’il évoque de partir avec lui, je rouvre les yeux et sourit légèrement. Ce serait tellement agréable en vérité. Je ne vois pas comment ça pourrait mal tourner avec lui.

Mon visage sur son torse, je profite toujours de son étreinte et reçois son baiser sur ma tête. Jeremy arrive à m’apaiser en me vendant du rêve. Doucement, je lève la tête pour le regarder. « Je suis désolée. Je voulais pas te faire peur… J’ai pas envie de te perdre non plus. J’ai besoin de toi, moi aussi. » Je me replace alors un peu mieux, plus confortable pour qu’on puisse rester comme ça tout le temps qu’on voudra. Puis j’inspire profondément en regardant dans le vide, réfléchissant. « L’Europe c’est bien. La Grèce, l’Italie… La méditerranée… Puis l’Égypte… » Ce n'est un secret pour personne, l'Égypte est mon petit rêve personnel. C'est bien en rapportant un livre sur l'Égypte antique que j'ai rencontré Jeremiah. Je relève à nouveau la tête puis pose mon menton sur son épaule. « On économise et dès que t’as l’occasion de prendre des vacances, on part en voyage ? » L’idée est folle, mais tellement tentante. Bon, je viens de quitter le boulot… mais ça se retrouve, un boulot, non ? Et au pire je peux toujours demander au patron de me reprendre… J’aurais l’air conne par contre. Je souris pourtant à Jeremy, légèrement mais sincèrement. Juste rêver de tout ça, ça me fait du bien. « Je partirais avec personne d’autre. Y a que toi d’assez fou pour m’endurer. » Même ma propre mère, celle qui m’a adopté, n’y est pas arrivée. Mais vu mon sourire, je dis surtout ça sur le ton de l’humour, question de rester sur un ton léger pour ne pas remettre la tête sous l’eau.

Jeremy est sans doute l’être qui a la plus belle âme au monde. Personne au monde n’arrive à sa cheville. Et moi ? Moi, je ne mérite pas un tel être dans ma vie. Mais je ne suis qu’une pauvre humaine, alors je joue l’égoïste et je le garde près de moi. En vérité, quelqu’un oserait lui faire du mal, je voudrais lui faire la peau. Gare à la fille qui oserait lui briser le cœur. Tout ce qu’il entreprend, il le fait bien, et je veux être là pour le soutenir à chaque pas qu’il fait. Si bien que l’idée de disparaître me paraît totalement stupide alors qu’il y a une minute à peine, je disais vouloir me faire oublier de tous. Oui, mais me faire oublier de Jeremy serait le dernier clou à planter pour sceller mon cercueil. Non, rester près de lui est la meilleure chose que je puisse faire pour moi-même.

Au lieu de disparaître, il me demande où je voudrais aller et m’annonce que je devrais l’emmener si je partais. L’idée me plaît et je me laisse prendre au jeu. L’Europe et la méditerranée, sans oublier l’Égypte. Il connaît mon amour de l’Égypte. Il est d’accord et comme si je lisais dans sa tête sans le savoir, je lui propose que nous économisions et partions en voyage le jour où il pourra. Il repose son regard sur moi et me dit qu’il avait la même idée, ce qui me fait sourire. Il parle d’aller en France aussi et je hoche la tête. « Parfait. Mon meilleur ami veut aller en France, alors en France nous irons. » Je veux qu'il soit heureux, peu importe ce qu'il m'en coûtera. Et si c'est un voyage en France qu'il lui faut, alors soit. Et puis il faut dire qu'il y a quelque chose d'attirant dans l'idée d'aller voir les théâtres français avec un artiste de Broadway.

Je lui dis que je ne partirais sans personne d’autre que lui et il me renvoie l’ascenseur, confirmant le fait que nous sommes trop fous pour être compris. Il n’y a que lui qui puisse me comprendre comme il le fait. Et là, dans ses bras, mes jambes par-dessus les siennes, je suis en sécurité. Et si je pars, c’est une chose dont j’aurai largement besoin. Son doigt se pose sous mon menton, m’obligeant à lever la tête pour ancrer mon regard au sien. Je ne me fais pas prier. Mon sourire devient un peu moins grand. Ce qu’il me dit me touche profondément et je hoche la tête comme une enfant à qui on vient de dire la chose la plus rassurante au monde. « J’ai confiance en toi. » Une confiance que je ne veux jamais briser. J’en ai assez de me battre comme cette peur maladive de l’abandon. J’en ai assez de la fuir, m’empêchant parfois de tisser des liens. Si bien que l’une de mes plus grandes fiertés a été de laisser Jeremy faire sa place dans ma vie. Rien n’arrive pour rien. Alors pour avoir le droit à un être comme lui dans ma vie, j’ai dû faire au moins une chose de bien dans ma vie.

Il pose un baiser sur mon front et je ferme les yeux à ce contact. Il pose ensuite son regard dans le mien et j’entrevois cette petite malice dans ses yeux. Je souris donc, l’air interrogée en me demandant ce qui peut bien lui passer par la tête. Il joue avec mes boucles que je n’ai absolument pas coiffées et il me propose en murmurant comme si nous étions dans le plus grand des secrets, dans notre cocon rien qu’à nous. Il me propose de manger en regardant un programme nul à la télévision en attendant notre voyage, question qu’on ne réfléchisse plus. Je hoche la tête avant qu’il ne me pose cette question. Est-ce que je veux qu’il reste cette nuit ? « Oui, reste, s’il te plaît. Je vais mieux dormir si tu restes avec moi. » Si ça ne tenait que de moi, je dormirais avec lui toutes les nuits pour ne plus être aussi seule. Je n’ai aucune arrière-pensée en me disant cela. Jeremy et moi avons dormi ensemble déjà plusieurs fois sans qu’il ne se passe rien. Nous sommes juste bien. Peu de gens comprennent notre lien, notre relation. Peu de gens comprennent qu’un gars et une fille puissent apprécier dormir ensemble sans nécessairement vouloir plus que le réconfort et la chaleur de l’autre. Et en ce moment, j’ai besoin de ça plus que jamais.

Pour le remercier, je pose un baiser sur sa joue, comme je le fais normalement, et m’écarte un peu pour qu’il puisse manger sans être entravé par ma personne au grand complet. J’attrape également mon verre sur la table basse et bois une gorgée, une grosse gorgée, avant de le reposer et attraper ma part de pizza. Cette gorgée était délicieuse et me fait du bien.

La confiance est importante et je lui dis donc que j’ai confiance en lui pour ne pas m’abandonner. Et de ma bouche, c’est énorme. J’ai été si souvent déçu et Jeremy sait que ma confiance n’est pas facilement accordée. Sa réponse en revanche me fait espérer secrètement qu’il a confiance en moi pour l’inverse aussi. « Toi aussi Jerem. Tu peux toujours venir me parler si jamais ça ne va pas. » Je sais que j’accapare beaucoup d’attention et que je suis trop souvent triste ou blasée même, mais je ne veux pas que ça l’empêche de se confier à moi. Je veux être là pour lui autant qu’il ne l’est pour moi.

Il propose qu’on s’installe pour regarder la télé et j’accepte. Mes jambes par-dessus lui, position tout à fait naturelle pour nous, je hoche la tête aussitôt qu’il a posé sa question, à savoir si je veux qu’il dorme avec moi. Je ne me gêne pas non plus pour lui confier que je dors bien mieux quand il est là. Et il me répond qu’il dort mieux aussi quand je suis là, ce qui m’arrache un sourire sincère. Il ne le sait peut-être pas, mais ça me fait un énorme bien de savoir que dans ce monde, je puisse être utile à quelqu’un, au moins une seule personne. Si ma présence l’aide à dormir dans la nuit, alors je serai là autant qu’il le voudra.

Après avoir calé mon verre et mangé un peu, je reprends ma position et nous regardons la télé, un reportage sur une série qu’on aime tous les deux : Friends. Au fond, comme dans la série, Jeremy est mon confident, mon roc, mon meilleur ami, ma famille même. Ça fait si peu de temps qu’on se connaît pour avoir une telle relation entre nous, mais c’est pourtant si naturel. Personne ne comprend notre amitié. Tout le monde pense que nous sommes un couple qui ne s’assume pas. Mais je n’ai pas besoin qu’ils comprennent. Après tout, j’ai été incomprise toute ma vie, alors qu’est-ce que ça peut bien faire. Tant que j’ai Jeremy à mes côtés.

La soirée avance, la pizza se termine et la bouteille aussi. J’ai beaucoup aimé les breuvages, mais encore plus la présence de Jeremy. Rassurée, en sécurité, j’ai pu me détendre complètement et le sommeil est venu me chercher rapidement, surtout quand il s’est mit à me masser la tête. Bientôt, je suis en train de combattre le sommeil, mais aussi l’alcool qui me rend si lourde. J’ai envie de me coucher là où je suis et ne plus bouger jusqu’à ce que je sois légère à nouveau. Mais Jeremy se met à bouger alors je le regarde en me redressant doucement pour ensuite m’écarter pour le laisser bouger. Quand il éteint la télévision, je comprends que c’est l’heure d’aller au lit. Sa main vient caresser ma joue que j’appuie un peu dans sa paume, comme pour sentir encore plus son contact. J’aime ce contact doux et tendre.

Je hoche la tête à sa phrase et le laisse se lever en premier avant de me lever aussi. Avant de me mettre à marcher, je m’étire un peu et m’assure d’avoir bien tout mon équilibre avant de commencer à marcher. Sur le coup, je titube un peu mais après ça va. Je me rends donc avec lui à ma chambre, à l’étage. Une fois dans la pièce, je retire le pull du NYPD de mon père, dévoilant un débardeur qui laisse voir quelques marques dans mon dos, marques laissées là quand mon agresseur m’a traînée par terre et m’a plaquée dans les buissons pour me sauter dessus. Mais heureusement, l’alcool fait son effet et je n’en fais pas de cas. En fait, j’ai juste oublié qu’elles sont là puisque la douleur est maintenant engourdie.

Toujours en jogging, je m’installe dans mon lit et vient me blottir contre mon meilleur ami, comme si de rien était, ma jambe par-dessus la sienne. Oui, on a l’air d’un couple comme ça, mais il n’en est rien. On est juste bien. Et il n’y a rien de mal à ça. « Jerem… » Je sais que j’ai du retard, mais l’alcool me dénoue la langue. « Moi aussi c’est promis… Je t’abandonnerai jamais. » Les yeux fermés, ma voix est un murmure. Je suis épuisée en permanence, à force que mon cerveau soit aussi actif et réfléchisse autant. Avec l’alcool, c’est pire. Je souris alors et inspire profondément d’aise. Je sais que demain, je serai à nouveau toute seule dans ce lit, mais ce soir… je profite.