Et à la fin tout fini bien » Emily S.

New York avait disparu et sa silhouette grise avec elle. On oubliait vite qu’il y avait un monde dehors, loin de la civilisation. Certes, la côte Est était le berceau des premiers colons et connaissait un taux d’occupation de ces terres assez important, il n’empêchait qu’après deux heures de voitures les embouteillages de Manhattan semblaient bien loin. La station radio crachait des sonorités latines qui envahissait l’habitacle de la voiture, de quoi avoir l’impression d’être sur une plage du Yucatan à l’époque du Spring break. Oui, la plupart du temps le Spring break se faisait en Floride, mais je me plaisais à croire que certains étaient un peu plus imaginatifs que la moyenne avec un portefeuille mieux garni grâce aux parents. Tout était possible aujourd’hui de toute façon, je le constatais chaque jour au travail. Aussi, l’évidence de passer un week-end père-fille m’avait paru inéludable.

Je tournais la tête pour regarder ma fille assise su la place passager à côté de moi. Depuis combien de temps n’avions nous pas fait ce genre d’activité ? Trop longtemps. Pour l’activité que je nous avais préparé c’était, de mémoire, la première fois. Il fallait dire que mon ex-femme n’avait jamais vraiment raffolé des activités en pleine air. Nous allions pouvoir rattraper le temps perdu. Em avait-elle déjà seulement monté une tente ? J’allais le découvrir bien assez tôt. Je remontais les lunettes de soleil sur mon nez, reportant mon attention sur l’asphalte qui défilaient sous la voiture.

- Tu peux changer la musique si tu veux, dis-je tandis que le système audio renvoyait un sacré son de basse.

Je refaisais un point mentale sur le matériel qui se trouvait dans le coffre, pour être sûr que je n’avais rien oublié. J’avais très envie de tester certains outils, refais le plein des kits de premiers soins, caché des couvertures de survis dans toutes les poches de sac que j’avais trouvé. J’avais hâte d’apprendre quelques trucs de survis à Emily, partager avec elle ce que mon père m’avait appris par le passé et ce que j’avais appris moi-même par l’expérience. Avant de rencontre ma femme à l’époque, je passais le plus clair de mon temps à courir la nature qu’à rester enfermé dans ma chambre. Difficile de me dire qu’aujourd’hui je me contentais d’une petite vie ronflante dans un commissariat de New York. Il était peut-être temps de changer ça ? Était-ce la crise de la cinquantaine qui pointait déjà le bout de son nez ?

Je ne saurais pas le dire, j’avais juste envie de profiter de ce moment qu’Em et moi n’avions pas pu avoir depuis trop longtemps. Peut-être allions nous découvrir de nouvelles choses l’un sur l’autre ? A trop vivre dans nos bulles, nous étions peut-être entrain de passer à côté de quelque chose…

J’ai bu mon premier verre d’alcool il y a bien des années, avant mon déménagement ici. Avec une mère devenue alcoolique, c’était facile pour moi d’en trouver. Mais une fois déménagée à New York, c’était les sorties en boite, au bar avec les gens de l’université… Oh, j’étais la fille un peu bizarre qui restant dans son coin à analyser et étudier tout le monde pour me donner le droit de juger. J’étais loin d’être la plus populaire. Mais mon goût pour l’alcool s’est surtout développé après l’arrivée de Laura dans ma vie, quand j’ai été renvoyée de l’université, et encore plus quand j’ai été agressée après l’arrivée de Michael. Mon addiction a grandi si bien que j’avais du mal à passer une seule heure en étant sobre. Alcool dans le café le matin, devant mes jeux vidéos ou devant la télé pendant que mon père n’était pas là, puis au bar le soir en compagnie de Jeremy… Mon addiction est un problème, mais je ne le savais pas avant que je me dispute avec Jeremy.

Toute personne me connaissant réellement sait que je n’ai que deux personnes qui me sont plus importantes que tout au monde, et ces personnes sont mon père et Jeremy. Et me disputer avec lui, risquer de le perdre pour un simple verre qu’il a refusé de me servir… Ça m’a franchement secoué. J’ai goûté à quelques heures sans lui parler, sans l’avoir dans ma vie… Les pires heures de toute ma vie. Oh, je savais que j’avais un problème avant ça. Je refusais simplement de me l’admettre. Piger dans l’alcool de mon père sans lui demander est ce qui m’a mit la puce à l’oreille. Je n’ai pas cessé de boire. Mais comme promis à Jeremy, j’ai grandement réduit ma consommation, et ça se voit dans mon humeur de tous les jours. Je suis moins portée à rester enfermée, cloitrée dans ma chambre à boire en cachette de peur de me faire juger. En vérité, je me demande si mon père n’a pas remarqué sans jamais rien me dire… C’est un flic non ? Je doute que je puisse lui cacher grand-chose dans la vie.

Enfin… Le week-end s’annonçait long sachant que Jeremy allait être très occupé avec son tournage, mais finalement mon père s’est présenté avec une offre très invitante : du camping. Je n’ai jamais fait ça. Pas du vrai en tout cas. J’ai déjà fait du camping dans la cour d’un ami avant d’emménager à New York, mais sans plus. Là, il m’a proposé du vrai camping, avec le feu de camp, la tente, les couvertures et tout le truc. Du coup ouais, j’ai accepté. Et en même temps, je crois que j’avais besoin de renouer avec mon père. J’ai été assez éloignée dans mon esprit, éloignée de tout sauf de Jeremy. J’avais besoin d’espace après l’agression et la trahison de Michael. C’est à peine si je voyais mon père après tout ça, étant toujours enfermée ou… en boisson. Du coup je compte profiter à fond, ressouder notre lien.

Je ne sais absolument pas ce que je vaux en survie par contre. Enfin, je sais comment monter une tente, je crois, et qu’il faut un feu. En espérant qu’on ait un briquet, parce que je n’ai pas de silex et je n’ai pas envie de faire du feu en frottant deux morceaux de bois ensembles. Il faut dire que ces choses, je ne les aurait pas apprises du temps que mes parents étaient toujours ensembles. L’ex-femme de mon père détestait le plein air. Ça ne m’a pas empêché de créer des souvenirs avec mon père malgré tout. C’est le meilleur père qui soit après tout. Qui a besoin de Michael Davis quand on a Andrew Stewart ?

Enfin, mon père sera là et je n’ai rien à craindre… Mais juste au cas, mon téléphone est en train de charger dans la voiture alors que New York disparaît derrière nous. Mon père m’offre de choisir la musique et tourne donc les postes avant de tomber sur une chaîne qui fait jouer de la musique des années 80, 90 je crois. Des trucs assez cool en fait, des classiques. Puis cette chanson se met à jouer. « Oh j'adore cette chanson ! » Je commence à chanterl en jetant un regard complice à mon père pour qu’il se lâche un peu. Sourire en coin, je lui donne une petite tape sur l’épaule pour attirer son attention et l’inviter à chanter aussi. C’est pas drôle si je chante toute seule sinon !

La liberté était-elle un vain mot ? Une aliénation ? Ou bien un vrai but à atteindre ? Quelle était la finalité ? Naître, vivre et mourir. N’y avait-il pas autre chose à poursuivre par-delà cette bulle qu’était le quotidien ? Parfois je me perdais, le regard dans le vague, l’esprit allant plus loin que mon horizon de buildings de verre et d’acier. Je me souvenais de mon arrivée à New York après mon divorce, du sentiment que cette ville n’était qu’une étape, un point de passage pour plus tard. Pourtant aujourd’hui j’avais encore les pieds ancré entre Manhattan et Brooklyn. Quelle était la perspective ?

Devant moi la route défilait tandis que la nature nous ouvrait les bras. Tout ce vert était une bouffée d’oxygène, un dépaysement bienvenu. De temps à autre je jetais un coup d’œil à Emily. Il y avait urgence. Urgence à vivre notre vie, à partager des moments rien qu’à nous pour créer des souvenirs, ne pas devenir de simples étrangers vivants sous le même toit. J’avais conscience qu’un jour elle prendrait son envole, qu’au début on se verrait souvent, puis des coups de téléphone, quelques messages et puis un jour le vide. Ce n’était pas une angoisse, c’était un fait. La famille était un point d’ancrage dans toutes les tempêtes, ce phare qui redonnait courage quand les flots se déchaînaient.

La voix d’Emily s’était élevée dans la voiture tandis que la musique jouait dans les haut-parleurs. Un sourire s’esquissa sur son visage lorsqu’elle m’invita à la suivre. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lâché prise, peut-être trop longtemps. Les notes sortir maladroitement, comme si mes cordes vocales n’avaient pas vibré depuis une éternité. J’avais l’impression d’être rouillé. Ce ne fut que de courte durée puisque déjà nous poussions la chansonnette à tue-tête. Cela m’ôtait la sensation de ne plus savoir quoi faire de ma carcasse, de ne pas savoir où aller.

La voiture s’ébranla sur la route de terre battue qui menait au camping dans lequel nous avions réservé. Çà et là les arbres marquaient les emplacements, offrant de l’ombre et de la fraîcheur pour ceux qui avaient décidé de se mettre au vert pour le week-end. J’ouvris la fenêtre pour prendre la température des lieux. Ce fut le silence qui me frappa en premier. Une forme de quiétude dans laquelle le chant des oiseaux offrait une mélodie douce et harmonieuse. On était loin de Centrale Park et ses gratte-ciels. Un sentiment de paix vint m’habiter avec douceur. J’étais heureux.

Un rapide arrêt à l’accueil et j’étais parti garer la voiture sur notre emplacement. La portière claqua et déjà le coffre était grand ouvert pour dévoiler l’équipement qui allait être notre pendant ce week-end.

- Bien, on va attaquer le montage de la tente, comme ça après on a pouvoir s’installer et… prendre le premier apéro bien mérité, t’en pense quoi ? demandais-je en tourna la tête vers ma fille.

Je sortais déjà les sacs pour trouver celui de la toile de tente qui serait notre maison pour les quelques nuits à venir.

Mon père se met à chanter. J’avoue que j’ai cru qu’il ne chanterait pas. Il est souvent trop sérieux, même quand il sourit, mais le voir se relâcher un peu, ça me fait grandement plaisir, et ça me rapproche de lui à nouveau. Après tout, c’est bien pour ça que j’ai accepté de l’accompagner, non? Je me suis sentie trop éloignée de lui dans la dernière année et bien que j’habite avec lui, il me manque énormément. Et je n’ai que ma propre personne à blâmer. Certes, se ressourcer en nature sera sans doute bénéfique, je crois, mais c’est surtout les moments que je partagerai avec mon père qui me seront chers et importants. J’ai l’impression de l’avoir laissé tomber, laissé de côté pour un père biologique, un criminel, qui n’aura été que de passage. Et me rappeler ça me donne envie de boire un coup…

Ahem… Du coup, le camping… Papa entre sur le site, payant notre terrain à l’accueil avant de rouler jusque-là. Une fois garés, nous sortons de la voiture et je regarde le contenu du coffre. On ne risque pas de manquer de quoi que ce soit. Je le regarde quand il m’offre de monter la tente pour qu’on puisse s’installer pour prendre l’apéro. Je force donc un sourire sur mes lèvres et hoche la tête. « D’accord. Je crois savoir comment faire ça. »

Il sort la toile en premier et nous commençons à tout monter, pendant que je me torture l’esprit avec l’apéro qu’il a prévu. Est-ce qu’il a apporté de l’alcool? Moi qui croyais pouvoir être forte ce weekend, je doute arriver à l’être s’il m’offre un verre. Mais bon après tout, je n’ai jamais promis que je serais sobre, n’est-ce pas? Sans m’en rendre compte, je soupire, me maudissant moi-même. Je suis là pour profiter de mon temps avec mon père. Pas pour boire de l’alcool. Donc je fais exprès de prendre mon temps à monter la tente avec lui… Et comme je suis lente, il fait la majorité du travail par lui-même. « Désolée… J’ai pas été d’une grande aide… »

Si j’avais pu être pris de vertige face à la démesure de New York, je me sentais plus petit encore face à la nature. Les arbres s’érigeaient vers le ciel sans la moindre injonction que celle de s’approcher au mieux de la lumière nécessaire à leur existence. Leurs racines plongeaient dans la terre, s’insinuaient entre les roches pour puiser l’eau et les nutriments qui alimentaient la vie jusqu’au plus petit bourgeon. C’était une autre forme de vertige, n’être qu’un élément de quelque chose de bien plus grand. Je me sentais en paix, ici personne n’avait besoin d’un capitaine de police, j’étais juste Andrew en compagnie de ma fille avec qui j’allais passer un week-end en forêt loin de tout.

Un sourire amusé s’esquissa sur mon visage quand je relevais la tête après voir planté le dernier piquet. Un brin taquin, je voyais qu’elle a avait fait du mieux quelle pouvait mais qu’il ne s’agissait pas là d’une chose innée. La ville apportait bien trop de confort, il était aisé d’oublier la simplicité d’une vie plus rustique où chaque action prenait du sens.
Je dépliais les chaises de camping pour en passer un à Emily avant d’aller regarder ce qu’il y avait dans la glacière. Je fis tinter, sans le vouloir, le verre des bouteilles que je venais d’attraper. Il s’agissait de limonade artisanale que j’avais acheté dans une petite boutique au coin de la rue pas loin de notre appartement. Je m’étais dit « pourquoi pas ?! », de quoi retrouver le goût de l’enfance, ce temps de partage que je n’avais pas pu avoir avec ma fille lorsque j’étais parti pour New York par la force des choses.

- Apéro !

Je tendis la bouteille à Emily en souriant avant de lui faire un clin d’œil. Quel genre de père serais-je si s’étais pour la torturer avec de l’alcool ? Un monstre sans doute. Mais à lutter contre le crime, je savais une chose, je n’étais pas fait pour être un méchant, ce n’était pas dans mon caractère ni dans mon ADN. Je posais enfin mes fesses dans la chaise en tissu, avec l’impression que j’allais passer au travers à cause de son niveau au raz du sol. C’était un autre point de vue que celui de ma chaise de bureau qui me permettait d’avoir un œil sur mes équipes. Ici c’était les oiseaux et les insectes qui étaient aux premières loges, alors même qu’ils n’en avaient absolument rien à faire.

- On n’est pas bien là ? Toi, moi, et une tente dont on aura la surprise de savoir si elle va tenir cette nuit.