Toujours plus proche de toi... {feat. Emily Stewart}

J’ai eu un cours de boxe aujourd’hui. C’était cool. Mais comme c’est loin dans le Bronx, j’ai décidé de rejoindre papa au poste et attendre qu’il finisse sa journée, comme ça on pourra rentrer ensemble. Ce soir, je pense que je vais profiter d’une soirée cinéma avec lui, sans doute devant des documentaires, comme on aime, avec des chips et du popcorn, et nos boissons préférées. Je ne lui ai pas parlé de ce plan, mais il sera sans doute d’accord. De toute façon, je ne lui laisse pas le choix. Ce soir, c’est soirée père-fille. Du coup, quand j’arrive dans le lobby, j’attends sur une chaise. Je pourrais monter à son étage, mais je n’ai pas non plus envie de le déranger, alors j’attends.

Je suis en train de parcourir le profil d’Andrew. Je fulmine intérieurement en voyant cette photo avec une fille. Je ne sais pas qui elle est, mais je la déteste. Est-ce qu’il s’est trouvé une petite amie ? Ou bien m’a-t-il remplacé ? Rien que cette idée me fait du mal. Je soupire et c’est alors qu’une femme vient m’aborder. Je ferme mon téléphone et la regarde. Sa voix est tremblante, et elle a l’air nerveuse. « Hum… Non, ça va. Je… J’attends mon père. »

Je détaille la femme. Elle ne porte pas d’uniforme, mais son arme est à sa ceinture. Du coup, elle doit être lieutenant. Elle travaille sans doute avec Enzo en fait. Je me redresse un peu mieux sur ma chaise et remarque un truc étrange. Elle m’est familière. Pourquoi ? C’est bizarre, je ne crois pas l’avoir déjà vu avant. Enfin, je l’ai peut-être déjà croisé sans avoir remarqué. Mais comme je suis un peu trop curieuse de nature, je décide de poursuivre la conversation. Je lui tend la main. « Je m’appelle Emily. Emily Stewart. Mon père est le capitaine. » Je souris, polie. Je ne fais pas de cas de sa nervosité. Je ne comprends pas pourquoi elle l’est mais ça ne peut pas être parce que je suis la fille du capitaine, comme elle n’avais pas l’air de le savoir.

Quand je lui dis que je suis la fille de son capitaine, je vois la surprise sur son visage. Je n’en fais pas de cas, assumant qu’elle ignorait seulement que le capitaine avait une enfant. En même temps, je suis mulâtre et lui, il est blanc, d’autant plus que j’ai été adoptée alors je ne lui ressemble pas vraiment. Je comprends que le lien entre mon père et moi soit difficile à faire. Elle se présente à son tour en me serrant la main. Laura Harris. « Enchantée aussi Laura. C’est un beau nom que vous avez. »

Voilà, maintenant on n’a plus rien à se dire. Elle va sans doute partir… Ou pas… Non en fait elle reste là. Elle regarde l’heure et me dit que mon père va sans doute bientôt finir. Je hoche la tête. « Oui, sans doute. Ça fait rien en même temps. Je savais que j’attendrais en venant. Il ne sait même pas que je suis là. Je ne voulais pas le déranger. » Le lieutenant passe une main dans ses cheveux. Elle a l’air un peu bizarre. Mais au fond, y a une part de moi qui a bien envie qu’elle reste.

Du coup, j’ose une question.

« Dites… C’est comment être une femme dans la police ? Ce doit pas être simple, non ? Surtout que vous m’avez pas l’air vieille, et que vous êtes déjà lieutenant. Ça a pas dû être facile de grimper les échelons… » S’il y a bien une chose que ma mère m’a appris avant de devenir une ivrogne, c’est que les femmes ne sont toujours pas égales aux hommes, même au 21e siècle. On est payé moins cher, on paie plus cher pour exactement la même chose que les hommes. Par moi-même, j’ai également apprit à la dure la situation des noirs dans le monde. Le racisme, je l’ai malheureusement un peu trop vécu. Heureusement, j’ai eu Andrew pour me sortir de situations gênantes, ou pour me remonter le moral.

Certes, papa serait content de savoir que je suis venu le voir à l’improviste. C’est bien ça le truc. S’il sait que je suis là, il va interrompre tout son travail juste pour moi, alors qu’il ne devrait pas. Je sais que je suis sa priorité, et c’est super cool, mais c’est pas une raison pour arrêter de travailler. Je peux attendre. De toute façon, j’étais occupée à espionner Andrew… « Sans doute, oui. Mais je préfère le laisser finir ce qu’il a à faire. Je suis pas pressée. »

Du coup, je me renseigne sur sa carrière à elle, ou plutôt sur sa position en tant que femme dans la police. Elle me regarde pendant un moment et s’assoit à côté de moi. Je me place donc pour être en angle, vers elle, intéressée par la conversation, mon téléphone toujours dans les mains. Elle commence à m’expliquer que ça n’a pas été facile tous les jours. Je m’en doutais tiens. Surtout par rapport aux idées préconçues que les femmes sont moins fortes que les hommes. Ça c’est con. J’ai déjà cassé le nez de deux gars déjà. Et les deux l’avaient cherché.

Malgré ma petite frustration contre cette injustice, je me surprends à sourire quand elle me sourit. Pourquoi son sourire est aussi contagieux ? Il est même… apaisant ? Oui, parce que je suis calme là. Elle poursuit en disant qu’elle n’est plus toute jeune à trente-cinq ans. Des sottises. Dans 15 ans j’aurais son âge, et je serai pas vieille. Ce qu’elle me dit après me semble totalement admirable. Ne pas se soucier du jugement des autres, c’est quelque chose que j’ai du mal à faire. En même temps, on m’a surtout fait la vie dure à cause de ma couleur de peau. Mais je connais malgré tout la position des femmes dans la vie.

Elle me fait un clin d’œil et je souris malgré moi. La paie. C’est un autre truc ça. On nous dit qu’on a un salaire égal aux hommes, mais c’est un mensonge. Je grimace à cette idée. Visiblement, je trouve ce concept complètement con. Elle se redresse et me demande si je suis aux études et ce que je veux faire. Je soupire, reposant mon dos contre mon dossier. « C’est compliqué… Oui, je suis encore aux études. Je suis en train d’étudier pour être vétérinaire. J’aime ce que je fais, mais y a des tas de choses que je voudrais faire. J’ai l’impression de me limiter. » Je la regarde à nouveau. « Mais bon, je pense que ça ne sert à rien de chercher ou de me prendre la tête. C’est cher les études. Je peux pas décider de changer comme ça en plein milieu j’imagine. Pas certaine que mon père apprécierait. »

Je ne sais pas pourquoi je lui confie ma vie. Elle s’en fous probablement complètement de savoir si je suis vétérinaire, ou si j’ai abandonné les études pour me prostituer. Pourtant, elle me prête son oreille comme si elle était réellement intéressée, comme si c’était important pour elle de savoir tout ça. C’est bizarre, mais ça fait du bien. Je ne parle pas de tout à mon père. Y a des trucs qui sont difficiles à aborder avec lui. Je ne sais pas pourquoi ce l’est en fait. Ça ne devrait pas l’être. C’est mon père après tout.

Laura me répond, bienveillante, comme si elle voulait sincèrement m’aiguiller, me rassurer. Elle me dit que je devrais continuer si je suis à l’aise avec mes études. Elle a sans doute raison. Je hoche la tête quand elle me dit que mon père comprendrait probablement. « Sans doute. Le problème, ce n’est pas que je n’aime pas ce que je fais. Mon problème, c’est que je ne sais pas si je veux vraiment faire ça toute ma vie en fait. J’adore les animaux. Juste l’autre jour, je me suis découvert de l’empathie pour un poisson un peu diforme à l’Aquarium, donc c’est dire. Mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui manque. Je ne sais pas pas comment l’expliquer… »

Souvent, je me demande si je saurais davantage si je savais qui sont mes parents biologiques. Peut-être que je me trouverait des points communs avec eux et que ça m’aiderait à apprendre à me connaître moi-même. Parce qu’au fond, comment puis-je savoir qui je suis si je ne sais pas d’où je viens ?

Je ne sais même pas pourquoi je lui dis tout ça. Elle a ce quelque chose… Comme une maman en fait. Ouais, cette femme est sûrement une maman. Je ne la croirais pas si elle me disait que non. C’est sans doute pour ça que je me confie si facilement. Ou bien c’est ça, ou le fait que ce soit une étrangère. Apparemment, c’est toujours plus facile de se confier à une étrangère. Je lui dis que c’est compliqué, que je ne sais pas comment expliquer le manque que je ressens, et elle baisse les yeux avant de reprendre la parole.

Déjà, sa première phrase me rend nerveuse. Elle me parle alors de mon père, puis de sa femme. « Ex-femme. » Je la corrige avec conviction avant qu’elle ne poursuive. Ma mère a été horrible avant de mourir et je lui en voudrai toute ma vie. Elle avait divorcé de mon père, alors elle n’était plus sa femme, mais aujourd’hui, j’ai même du mal à reconnaître qu’elle l’ait déjà été. Il ne méritait pas tout ce qu’elle lui a fait. Je ne méritais pas tout ce qu’elle m’a fait non plus.

Je suis tellement bloquée sur ma colère envers elle que je ne réalise même pas que Laura sait que j’ai été adoptée. Pas tout de suite. Elle me dit que je ne ressemble pas à ma mère et j’affiche un peu de satisfaction. Fut un temps où j’aurais voulu lui ressembler, mais plus maintenant. Mais ce qu’elle dit n’est pas totalement faux, par contre. Elle s’excuse en disant que ça ne la regarde pas. « Ça va. Vous avez peut-être raison. Comment je suis sensée me connaître si je ne sais pas d’où je viens ? C’est tout à fait logique en fait. Mais c’est pas comme si je pouvais y faire quoi que ce soit. »

J’y tiens. Ma mère a été horrible envers moi, mais aussi envers mon père. Elle n’était plus sa femme quand elle est morte. Ils étaient divorcés, alors utilisons les bons mots pour la décrire. Le lieutenant Harris s’excuse et se corrige avant de reprendre ce qu’elle dit. Elle s’excuse à nouveau en disant que ça ne la regarde pas vraiment et je lui dis que ça va. C’est comme si elle avait lu dans mes pensées en fait, mais du coup, comme elle vient d’amener le sujet, j’en profite pour dire ma réflexion. Comment puis-je savoir qui je suis si je ne sais pas d’où je viens.

Elle commence à parler du fait que j’ai le droit de consulter mon dossier d’adoption à mon âge, et je baisse les yeux. Après, est-ce que j’ai envie de le consulter ? Je ne le sais même pas moi-même. En fait, je crois que j’ai surtout peur de découvrir qu’ils ne voulaient pas de moi, tout simplement. J’ai peur de leur donner l’occasion de m’abandonner une deuxième fois. Je la regarde, le cœur serré. Juste l’idée d’être rejetée à nouveau me fait mal. « J’en doute pas. C’est juste que… Enfin… C’est pas nécessairement une démarche facile à prendre. »

Je ne veux pas m’étendre sur les détails. Je ne veux pas m’étendre sur mon ressenti. Je ne parle pas de mes peurs. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas être faible. Mais je crois que le lieutenant ne saisit pas ce que je veux dire quand je dis que ce n’est pas facile comme démarche. Elle me propose son aide et je me retrouve mal à l’aise. « Hum… C’est gentil mais… Je pense que le mieux serait que j’entreprenne les démarches avec mon père, vous pensez pas ? Je ne veux pas faire ça dans son dos. » Ce n’est pas contre elle, mais je ne la connais même pas. « Ça c'est si j'arrive à lui en parler... »

Et alors je réalise un truc, et l’interrogation se voit sur mon visage. « Dites. Vous savez comment que je ne ressemblais pas à ma mère ? » Mon père n’a probablement pris le temps de montrer à toute sa brigade une photo de son ex-femme. Il serait con. Et mon père n’est pas con.

Mon père me soutiendra ? Comment peut-elle en être sûre. Parfois, quand on me parle de mon père, j’ai l’impression que tout le monde le connait mieux que moi. Mais pour le coup, même moi je ne sais pas comment il le prendrait s’il apprenait que je veux retrouver la trace de mes parents biologiques. Je ne sais pas du tout comment ça se passerait. Si je suis terrifiée à l’idée de faire les démarches, je le suis encore plus de lui en parler. Je ne sais pas pourquoi en fait. Le lieutenant Harris a probablement raison. Il me soutiendra probablement, mais au fond de moi, je crains de lui en parler. Ne verrait-il pas ça comme une trahison ? Comme s’il n’était pas assez pour moi ? Comme si j’étais une enfant ingrate qui n’est pas satisfaite avec ce qu’elle a ?

J’ai peur de le décevoir, de lui faire du mal. Notre relation à mon père et moi n’a pas toujours été des plus faciles. Le temps où on a été séparés lui et moi, quand maman a gagné ma garde, notre relation a pris un énorme coup qui aurait pu détruire notre lien. Je ne veux pas vivre ça à nouveau. Pourtant, à ses mots, je hoche la tête comme si elle m’avait convaincu. Je garde mes peurs pour moi. J’intériorise, comme je le fais toujours.

Puis je réalise qu’elle a parlé de ma mère comme si elle l’avait déjà vu. Je lui pose la question, à savoir comment elle sait que je ne lui ressemblais pas et que j’ai été adoptée, et le lieutenant Harris me dis d’attendre là. Je n’allais pas bouger non plus, j’attends mon père après tout. Elle m’a tutoyé aussi, ce qui ne me choque pas vraiment. C’est bizarre de vouvoyer les gens. « Okay. » Je la regarde partir, un sourcil arqué. Elle est bizarre. Je hausse ensuite les épaules et regarde autour en l’attendant. Je regarde mon téléphone pour voir l’heure.

Je relève la tête et voir le lieutenant Harris, arrêtée près de la porte. Elle tiens des documents et je suppose que c’est ce qu’elle est allée chercher. Papa ne semble pas pointer le bout de son nez pour le moment, alors autant continuer de discuter avec elle.

Je n’avais pas l’intention de bouger d’ici mais finalement, le lieutenant aura réussi à me faire lever de ma chaise. Elle me demande de la suivre et j’hésites une seconde. Oh, je n’ai pas peur d’elle. Je sais me battre et me défendre, mais je ne veux pas manquer la sortie de mon père. Vu la pièce qu’elle choisit, finalement, ce n’est pas un problème puisque je vois la porte de l’escalier et de l’ascenseur parfaitement. Je la regarde alors. « Qu’est-ce qu’on fait ici ? » C’est un peu – beaucoup même – bizarre qu’elle m’attire à l’écart de cette façon. Elle m’explique que ce qu’elle va me donner pourrait changer ma vie, me bousculer.

Minute. De quoi on parlait déjà avant qu’elle me laisse en plan ? Ah oui. Je lui demandais pourquoi elle savait que je ne ressemblais pas à ma mère. Qui a quinze ans ? Je ne comprends rien à ce qu’elle dit. Sa main tremble quand elle me tend les documents qu’elle tiens. Je les regarde donc, un peu méfiante. J’ai pas envie d’être bousculée moi. Je suis juste venue chercher…

Mon cerveau bug. Un certificat d’adoption. Au fond de moi je sais ce que je m’apprête à apprendre. Le hasard ne peut pas faire aussi bien les choses, n’est-ce pas ? Je lis mon nom. Emily. C’est ma mère biologique qui m’avait donné ce nom. Née dans le Maine. C’est de moi qu’il parle ce document. Et le nom des parents. Laura Harris. À côté de son nom, il y a le nom de mon père biologique, un nom que j’enregistre dans ma tête sans le savoir. Mes mains se crispent sur le papier.

C’est à mon tour de trembler. « C’est quoi cette blague ? » C’est pas une blague. Dans ma tête, c’est l’explosion totale. J’ai envie d’éclater, mais je ne le ferai pas. J’ai envie d’éclater en sanglot, me blottir dans ses bras, lui demander pourquoi elle m’a abandonné, mais je ne ferai rien de tout ça. Je ne lui ferai pas cette satisfaction. Le calcul se fait dans ma tête. Elle a 35 ans. J’en ai 20. Elle avait 15 ans quand elle m’a eu. Ouais, forcément, c’est pas rien d’avoir un bébé à cet âge. Mais j’ai tout de même été abandonnée. J’ai vu des adultes aller et venir de l’orphelinat, emmenant d’autres enfants avec eux, simplement parce que moi je n’étais pas blanche.

Je croise son regard. J’ai l’air froide, morte à l’intérieur. Je n'ai même pas l'air d'avoir la moindre émotion. Je suis en mode protection. Comme ça, rien ne peut m’atteindre. Ou du moins c’est ce que je pense. « C’était quoi ton plan ? Travailler pour mon père pour te rapprocher de moi ? Tu croyais que ça allait marcher ? Que t'allait pouvoir t'imposer entre lui et moi comme ça ? » Après tout, elle voulait que je fasse cette recherche avec elle, non ? Je suis si calme que ça me fait peur moi-même. Ça me fait peur parce que je sais qu'en sortant d'ici, je vais éclater, et je ne sais pas comment je vais le faire.

Pas ce que je crois ? Oh vraiment ? Je ne dis rien, je n’affiche aucune émotion. Je crois que je n’ai jamais été aussi froide. Même Andrew aurait été surpris de me voir ainsi. Elle me dit qu’elle n’a pas l’intention de se mettre entre mon père et moi, mais alors pourquoi elle voulait m’aider à retrouver mes parents, surtout si elle savait qu’elle allait me dire qu’elle était elle-même ma mère. Elle me prend pour une idiote ? Le hasard ne fait pas aussi bien les choses. Pas dans ma vie. Je ne suis pas aussi chanceuse dans la vie. J’ai pas eu une vie heureuse où le destin joue un rôle positif. On est pas dans Disney. Pourtant je ne dis toujours rien. Elle parle de mon père biologique et bien que je me déteste pour ça, ça m’intéresse. Elle l’aimait qu’elle dit, mais apparemment ses parents ne voyaient pas leur relation d’un bon œil. Alors quoi, c’était un voyou ? Un criminel ? Mes grands-parents n’auraient pas aimés qu’elle tombe enceinte de lui, et encore mois à 15 ans, alors ils l’ont forcés à me mettre en adoption malgré qu’elle veuille me garder.

Je le sens au fond de moi, ce désir de la croire sur parole, de fondre en larme dans ses bras. Ça fait si longtemps que je n’ai pas eu la caresse d’une mère, ou même sa bienveillance, des mots d’encouragement. Ma mère, ses derniers mots pour moi ont été des mots de haine. Alors oui, je voudrais croire cette femme sur parole, mais c’est trop difficile de ne pas me méfier. J’ai été brisée par une mère avant, pourquoi pas une autre.

Sans m’en rendre compte, j’ai dévié mon regard pour éviter le sien, mais elle le retrouve. Mon regard, toujours aussi froid mais visiblement sur le point de craquer reste dans le sien. Je m’interdis de pleurer, de montrer la moindre émotion. Je ne veux pas m’écrouler. Pas maintenant. Pas devant cette femme qui m’a abandonnée. On ne lui a pas laissé le choix de m’abandonné apparemment, mais si vraiment elle avait voulu me garder, n’aurait-elle pas dû mettre tout en œuvre pour ça ? Quite à quitter sa famille et aller vivre avec mon père ? Elle ne l’a pas revu d’ailleurs, alors quoi ? Ils se sont séparés à ma naissance ? Il voulait me garder et elle non ? Ou bien est-ce qu’elle l’a quitté comme ça ? Elle dit comprendre que je lui en veuille et je détourne encore les yeux. Elle est désolée ?

« Être désolée ça ne change rien. » Je croise les bras, comme pour former un mur entre elle et moi, et la regarde à nouveau. « Tu avais 15 ans. Trois ans plus tard tu étais majeure. J’ai été adoptée à l’âge de cinq ans, alors n’essaie pas de me faire croire que tu avais l’intention de me reprendre. » Ma voix craque. Mon air froid se brise quelques secondes avant de me reprendre. Je ne vais pas me laisser éclater. Je me râcle la gorge et reprend. « Tu as ressenti du vide… J’ai ressenti l’abandon. As-tu juste une idée de ce que ça fait de voir tous ces gens passer un après l’autre devant toi et en adopter d’autres que toi ? J’ai tendu les bras à des tas d’étrangers à l’orphelinat, et aucun n’a voulu de moi. » J’inspire profondément. « Du moins, jusqu’à ce que mon père » je pointe en dehors de la pièce, vers les ascenseurs « et sa femme débarque et m’adoptent. Et tu sais ce que je me suis dis ? » Je ne veux pas qu’elle me réponde. Je n’ai pas envie d’entendre sa voix. « Je me suis dit que s’ils étaient prêts à payer une somme d’argent pour m’avoir, autant être une enfant parfaite. Je suis noire après tout, qui d’autre aurait voulu de moi sinon ? »

Ma colère serait encore plus sentie. Je tremble. J’ai même froid. J’ai envie de m’enfuir. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Un silence s’installe entre nous avant que je ne la regarde. « Mon père voulait de moi au moins ? Est-ce qu’il sait qu’il a eu un enfant ?! » Je veux savoir en fait si je dois lui en vouloir à lui aussi.

On lui a dit quoi ? À voir la surprise dans son regard, je sens la surprise qu’elle peut ressentir mais je me refuse de la croire. J’ai trop peur d’être déçue. J’ai peur d’être trahie. En ce moment, je suis renfrognée dans ma bulle de protection à un tel point que je ne sais plus à qui faire confiance. Je pense que je ne parlerai même pas de cet échange à mon père. Mais n’empêche, pourquoi lui dirait-on que j’ai été adoptée alors que ce n’était pas le cas. Ses parents étaient-ils aussi racistes ? J’aimerais bien les voir, juste pour leur mettre leur échec en pleine face.

Non. Non ! Je ne suis pas en train de découvrir de la sympathie pour cette femme. Elle aurait dû tenir tête à ses parents et me garder. C’est elle qui a tort. Je… Je n’ai plus les idées claires. Je lui demande donc si mon père était au courant qu’il allait avoir un enfant. Elle me répond à la positive, de quoi planter le couteau plus profondément. Il aurait eu des problèmes… Et après ? On a tous des problèmes. Qu’est-ce qui l’a empêché de venir me chercher, lui ?

Je sais, je ne devrais pas juger puisque je ne connais pas tous les détails. Mais en ce moment, je n’arrive pas à réfléchir. Elle me dit qu’elle m’aurait récupéré si elle avait su, qu’elle a essayé de me retrouver rapidement. Je détourne le regard à nouveau. Je ne veux plus la regarder. C’est trop dur. Mais d’une certaine façon, j’arrive à comprendre à quel point elle peut se sentir trahie. Je me suis sentie trahie par ma mère aussi quand j’ai su que papa soupçonnait qu’elle avait truqué sa cause au tribunal pour obtenir ma garde.

Du coin de l’œil, je la vois faire un mouvement vers moi et je fais un pas vers l’arrière, les bras toujours croisés sur ma poitrine. « Je… » Je ne sais pas quoi dire. En fait, je ne sais pas pourquoi ce devrait être moi qui devrait parler. Je dépose les papiers que j'ai un peu chiffonner à force de les tenir aussi fort dans ma main. « Je crois que je devrais partir. » Ma voix tremble, ma lèvre inférieure aussi. Je suis à deux doigts d’éclater en sanglot et j’ai besoin de sortir d’ici. « J’ai besoin de… J’arrive pas à réfléchir. Et j’étouffe. » J’attrape mon sac que j’avais mis par terre en entrant. « Si mon père demande, j’étais pas là. » Il ne risque pas de demander puisqu’il ne savait pas que je venais. Je sors de la pièce. Une partie de moi voudrait qu’elle me retienne mais l’autre voudrait qu’elle me laisse tranquille. J’ai besoin de m’isoler, d’être tranquille. Je pousse donc la porte du poste de police, mes larmes commençant à couler déjà.

J’ai entendu sa voix résonner derrière moi, mais je ne me suis pas retourner. J’ai besoin de sortir, de partir, de m’enfuir. Pourtant, je suis en train de m’éloigner quand elle apparaît devant moi, freinant ma course. J’essuie tout de suite mes larmes, contenant les autres. Mes yeux sont embués mais, les larmes ne coulent pas au moins. En fait, j’arrive à les faire disparaître. Elle commence à parler et malgré le fait que je n’ose pas la regarder, je l’écoute attentivement. Je ne sais pas pourquoi, mais je le fais, comme si j’avais réellement envie d’écouter ses excuses.

Elle me dit qu’elle aurait préféré être plus brave, assez pour partir avec mon père et m’élever elle-même, ou d’aller à l’orphelinat pour me récupérer. Elle m’avoue que ça fait des années qu’elle m’a retrouvée, mais qu’elle n’a jamais eu le courage de m’approcher avant. Je… Je crois comprendre. En même temps, je ne regrette pas d’avoir été adoptée par les Stewart. Ils ont été adorables avec moi. Du moins, jusqu’à ce que ma mère devienne un monstre. Si je n’avais pas été adoptée, je ne les aurait pas connu. Peut-être auraient-ils adoptés un autre enfant et si je suis honnête avec moi-même, cette idée me déplaît beaucoup, me rend même jalouse.

Mais si je n’avais pas été mise en adoption, je n’aurais pas cette constante peur de l’abandon qui me suit partout, cette insécurité avec laquelle je dois vivre et apprendre à gérer. « Écoutes… » Écoutes quoi. Qu’est-ce que je peux lui dire ? Pourquoi je ne pars pas comme ça sans rien dire ? J’ai rien à me reprocher moi. Je m’agace moi-même. J’ai sérieusement besoin de partir. « C’est pas que je te crois pas. J’ai juste besoin de digérer tout ça. T’as aucune idée de la bombe que tu viens de me jeter à la figure et j’ai besoin d’être seule. » Non. Je n’ai pas besoin d’être seule. C’est tout le contraire même. J’ai ENVIE d’être seule. Ce que j’ai besoin, en revanche, c’est du réconfort de quelqu’un. La seule personne vers qui je me serais tourné normalement est dans le Maine, et je n’ai pas envie de discuter de ça au téléphone. Alors je préfère être seule.

À nouveau, j’ai les larmes aux yeux. J’inspire profondément. « Juste… Dis rien à mon père. » Je ne veux pas l’alarmer. C’est pas une mauvaise chose après tout que j’aie retrouvé ma mère. Ou plutôt qu’elle m’aie retrouvée. C’est même une bonne chose. Je ne veux pas que ma réaction l’alarme et qu’il se mette en colère contre elle. Je ne veux pas qu’il se sente obligé de me protéger alors que rien ne me menace. Sans dire un mot de plus, je me remet en route, quittant le poste pour aller m’isoler quelque part dans New York. Je trouverai sans doute un coin tranquille dans la ville.