Can I help you ? » Mia M.

Il était déjà 14H00 et la journée semblait s’étirer en longueur. La pile de dossiers sur mon bureau ne paraissait pas diminuer alors même que je tournais les pages des comptes rendus. Rester informer de toutes les enquêtes était parfois ce qu’il y avait de plus ennuyeux. Les choses étaient toujours moins palpitantes une fois couchées sur le papier. Ecrire un rapport n’était pas ce que la plupart des enquêteurs aimaient dans leur travail, c’était une chose compréhensible. Mais en tant que Capitaine, j’avais sans doute la tâche la plus ingrate, une tâche que certains de mes collègues cachaient parfois sous le tapis pour ne pas avoir à passer des heures – comme moi – derrière leur bureau. Cela faisait parti du job au même titre que donner des ordres. Les droits et les devoirs en somme. Mais plus je le ferai régulièrement et moins je devrais me retrouver à faire face à une montagne de dossiers à lire, voire corriger. Mais pour l’heure ma nuque commençait à tirer, il était temps de faire une pause-café bien méritée.

La pompe de ma machine à café réveilla chez moi un léger mal de crâne qui devait s’être tapis pendant des heures dans un coin de ma tête. Néanmoins l’odeur de l’arabica de Colombie venait chatouiller mes narines avec plaisir. Il n’y avait rien de plus réconfortant que l’odeur d’un bon café frais. Cette odeur me rappelait les matins dans la cuisine, quand mon père faisait couler son café ce qui embaumait toute la pièce. La mémoire olfactive était fascinante. Tasse à la main, il me fallait prendre un peu l’air, profiter d’une des petites terrasses que pouvait compter le poste. Mon regard se baladait sur la rue en bas, l’agitation de la vie, les gratte-ciels de Manhattan. Je ressentais la fatigue du début d’après-midi me tomber dessus. Oui, cette journée était décidément très longue. J’avais déjà hâte de rentrer chez moi tandis que la fraîcheur de l’automne avait déjà étreint la ville depuis quelques semaines.

- Capitaine Stewart ? Quelqu’un demande à vous voir.

Une voix familière venait de me sortir de la torpeur dans laquelle je m’étais enveloppé suite à ma contemplation. Ma tête se releva presque aussitôt pour chercher la source de mon dérangement. C’était la secrétaire qui avait passé sa tête par la porte, le regard légèrement globuleux derrière ces grandes lunettes dignes des années 60.

- J’arrive dans cinq minutes, faites-le patienter devant mon bureau je vous prie.

Le temps de pousser un soupire une fois la porte fermée et voilà qui annonçait déjà la fin de ma pause. Avec un peu de chose le temps allait me paraître moins long avec un peu d’interaction sociale.

J’ai passé une horrible nuit. Hier soir, j’ai reçu ce téléphone cellulaire avec quelques messages textes envoyés par Kevin et j’ai été terrorisée. Heureusement pour moi, Justin est revenu chez moi en quelques minutes et s’est bien occupé de me calmer. Pourtant, même s’il m’a promis que personne ne rôdait de notre tour à condo, je ne perds pas cette impression d’être surveillée. Après tout, Kevin a su que j’entretiens une relation avec mon garde du corps, non ? Aussitôt mon père arrivé à la maison, il s’est empressé de s’assurer que je n’avais rien avant de se mettre en colère. J’ai eu peur, mais plus forte qu’avant je lui ai demandé de garder son calme car sa colère ne ferait que m’éloigner, me pousser à me renfermer sur moi-même. Il a bien compris.

C’était clair avec Justin, j’ai donc expliqué à mon père la façon dont je voulais procéder. Il était hors de question que j’implique davantage ma famille dans cette histoire alors j’ai été claire sur le fait que je voulais que la police s’occupe de mon dossier. Évidemment, je garde en souvenir le fait que mon dossier a un peu été bâclé par le dernier détective qui s’en est occupé. C’est un peu difficile de se faire prendre au sérieux dans des histoires d’agression quand nous sommes une femme. Même si j’ai passé un mois dans le coma, je n’ai pas l’impression que ça ait été suffisant pour faire comprendre que je n’avais pas vraiment de tort dans cette histoire, surtout qu’à l’époque où on m’a interrogée, je me pensais fautive et je n’étais même pas certaine de vouloir porter plainte contre Kevin.

Du coup, me voilà aujourd’hui dans la voiture avec Justin au volant, nos valises à l’arrière. Après mon entrevue, je vais aller m’installer dans mon chalet avec Justin pour me faire oublier un peu. Ainsi, une fois que nous sommes garés, je sors de la voiture et regarde l’établissement avec crainte. Je prends une grande respiration et sens la main de Justin sur mon bras pour me donner du courage. Je lui souris légèrement puis me rend à l’intérieur. Je demande à voir le capitaine et on me dit où trouver son bureau. J’essaie tant bien que moi de me montrer digne de la femme d’affaire que je suis : Forte, droite, sans la moindre peur et la moindre chose à se reprocher. Pourtant, ça se voit bien que j’ai du mal à l’être. Kevin a cet effet néfaste sur moi.

Devant une secrétaire, je demande à voir le capitaine et elle me fait attendre. Quand elle revient, elle me demande de patienter un moment et pointe des chaises sur lesquelles Justin et moi prenons place. Je regarde Justin. « J’aimerais que tu me laisses parler à l’intérieur. Je sais combien ça peut t’atteindre, mais j’ai besoin de raconter moi-même mon histoire. » Il hoche la tête en guise de respect et je souris légèrement. Ce ne serait pas approprié, mais j’ai envie de poser un baiser sur ses lèvres pour le remercier. Je ne le fais pourtant pas, puisque je vois un homme arriver vers nous. Son visage me dit vaguement quelque chose, mais ça n’a rien de surprenant. Si je ne l’ai pas déjà rencontré, que ce soit dans une soirée quelconque où Juliet était là, ou même au bureau, il a des traits familiers avec notre secrétaire alors je pense que c’est normal. Je lui souris et lui tend la main pour me présenter. « Capitaine Stewart, bonjour. Je m’appelle Mia Mitchell. » Rien que mon nom devrait lui rappeler la Mitchell Corp. où sa sœur travaille. Du moins, c'est ce que j'assume. « Voici Justin, mon garde du corps. Avez-vous un moment pour me recevoir ? »

La tasse était vide, ce dernier cul-sec n’avait rien eu d’aussi palpitant qu’un bon irish coffee mais il faudrait m’en contenter. Je restais une légère seconde à observer le fond comme si j’espérait y trouver quelque chose. Tout au plus la mousse beige laissé par le breuvage caféiné. La pause venait définitivement de toucher à sa fin. Le temps d’un soupire et j’étais déjà un pied à l’intérieur. Mon regard balaya l’open-space des bureaux pour tomber sur la personne que j’avais demandé à faire attendre devant mon bureau. Une chevelure noire comme l’ébène, un air inquiet. Ce n’était pas l’attitude qu’on lui connaissait. L’injonction social était qu’une femme forte devait être forte en toute occasion, oubliant les propres faiblesses de l’être humain. Paradoxe intéressant qui me poussait à vouloir découvrir ce qui pouvait ébranler une femme de cette envergure. En quelques pas j’avais déjà rejoint les abords de mon bureau pour saluer les deux interlocuteurs qui se présentaient là.

- Miss Mitchell, il me semblait bien vous avoir reconnu, répondis-je simplement avant d’offrir un hochement de tête en direction du garde du corps. Je vous en prie, après vous.

Je venais d’ouvrir la porte de mon bureau pour les laisser passer tous les deux. Mon regard ne pouvait s’empêcher d’observer avec attention les interactions, les non-dits. Toute information était bonne à prendre. Je les invitais à prendre place tout en faisant de même de l’autre côté de mon bureau déposant ma tasse au passage. Je fis un peu d’ordre dans les dossiers qui s’étaient étalés ça et là durant ma lecture. Une fois cela fait, je pouvais accorder toute mon attention à Miss Mitchell.

- Alors dites-moi, qu’est-ce qui vous amène ? demandais-je. Je me doute qu'il ne s'agit pas d'une visite de courtoisie.

Mains jointes et posées sur le bureau, j’étais prêt à écouter et ainsi découvrir la raison de la présence de ces deux personnes ici. Sans doute quelque chose d’important, sinon elles se seraient contentées de suivre la voie hiérarchique habituelle. Quoi que j’avais un doute à ce sujet. Mais là n’était pas la question, n’est-ce pas ? J’attrapais de quoi noter, dans le doute il valait mieux prévoir de garder quelques traces écrites si cela était nécessaire. Sans compter que j’avais tellement de choses à penser, ce n’était pas à exclure que je puisse oublier quelques détails.

Le Capitaine Stewart me reconnaît, heureusement. Je n’ai donc pas à expliquer qui je suis et ma relation avec Juliet. Ce n’est pas le sujet de ma visite et donc je préfère éviter de parler trop inutilement. Oh, je pourrais lui dire combien j’adore sa sœur et qu’elle est ce que j’ai plus près d’une mère pour moi, mais ce n’est pas le sujet du jour et je doute que ça l’intéresse vraiment en fait. Non, si je suis là, c’est parce que Juliet a vanté les mérites de son frère et que j’ai besoin de quelqu’un qui ne bâclera pas le travail sur mon dossier. J’ai besoin qu’on se penche sérieusement dessus et qu’on mette fin à cette histoire, que je puisse enfin dormir tranquille. Je veux pouvoir vivre tranquille et bâtir enfin ma vie personnelle sans me demander si Kevin ne viendra pas tout détruire encore une fois.

Nous sommes invités Justin et moi à entrer dans le bureau et le capitaine entre après nous, refermant la porte derrière lui. Je prends place sur l’un des fauteuils devant son bureau avec Justin tandis que le capitaine contourne le meuble pour s’asseoir et ensuite ranger ses dossiers vite fait. Il a beaucoup de travail on dirait, je me sens un peu mal de venir le voir lui pour mon histoire. Peut-être devrais-je reculer ? Je n’ai pas le temps de réfléchir à la question qu’il me demande alors ce qui m’amène. Les mains jointes sur son bureau, j’apprécie déjà toute l’attention qu’il me porte. Je hoche la tête faiblement à sa remarque puis inspire profondément.

« Voilà… J’ai été victime de violence conjugale auparavant. Notre relation s’est terminée en 2016 quand j’ai frôlé la mort. Je n’ai pas revu mon ex-fiancé depuis… » Je marque une petite pause, sentant mon cœur se serrer au souvenir douloureux de cette époque. « J’ai… J’ai été dans le coma pendant une semaine avant de passer ensuite un mois hospitalisé pour me remettre de mes blessures. Un détective de Brooklyn m’a interrogée, une enquête s’en est suivie mais je suis presque sûre que le travail a été bâclé et que mon dossier a prit la poussière sur le coin d'un bureau, comme si on attendait que j'oublie... » Mon cœur palpite. J’ai du mal à rester forte en racontant mon histoire, alors je tourne la tête vers mon petit ami déguisé en mon garde du corps. Il me regarde aussi et son regard me redonne un peu de force. Je tourne donc à nouveau la tête vers le capitaine de police.

« Je n’avais eu aucun contact avec mon ex jusqu’à hier soir… » Je regarde à nouveau Justin et celui-ci comprends qu’il doit sortir le téléphone. Nous avons convenu entre nous qu’il était mieux qu’il le garde, éteint, pour éviter que je sois tentée de répondre davantage à ses sms. Justin donne alors l’appareil au Capitaine. C’est un vieux téléphone prépayé, un téléphone qui n’est pas intelligent, quelque chose que nous n’avons pas l’habitude de manipuler au sein de la Mitchell Corp. vu les appareils que nous créons et vendons. « J’ai ouvert le courrier hier soir et j’ai trouvé ce téléphone dans une enveloppe jaune. J’ai échangé une petite conversation avec mon ex avant d’arrêter de répondre… »

Je réalise alors que j’ai oublié un détail important à mentionner. « Il s’appelle Kevin Langford. » J'inspire à nouveau profondément. « Loin de moi l'envie de vous rajouter du travail, mais Juliet a vanté vos mérites tellement souvent, j'ai donc pensé à venir vous voir directement. J'ai besoin que quelqu'un prenne mon histoire au sérieux et mette fin à ce cauchemar. Jusqu'ici, je me trouve bonne de n'avoir pas versé une seule larme. J'ai tout versé hier sans doute, mais j'ai le coeur gros, ça c'est certain. L'angoisse, l'anxiété crée un douleur dans ma poitrine, une douleur à laquelle je suis beaucoup trop habituée désormais.

On oubliait souvent que tout le monde, les puissants y compris, était humain. La plupart du temps ce que l’on voyait des autres n’était qu’une image, une projection. C’était une sorte de mélange entre notre propre perception et ce que les gens voulaient laisser paraître. Cette perception était différente d’un individu à l’autre, cela se faisant en fonction du vécu de chacun et de sa capacité à appréhender le monde.

La femme que j’avais devant moi faisait partie de ceux que l’on croyait inébranlables, que rien ne pouvait atteindre. Cette construction de l’esprit était parfaitement fausse car, comme vous et moi, elle était humaine avant tout. C’était une chose que certains de mes collègues, même après plusieurs années de carrière, avaient du mal à prendre en compte. On imaginait difficilement une femme comme Miss Mitchell avec des failles et des faiblesses. Pourtant, c’était une femme au passé douloureux qui se tenait devant moi pour expliquer quelle situation l’avait amené à vouloir me rencontrer. Des violences conjugales, une enquête bâclée pour cacher cette histoire sous le tapis. Une victime à qui on ne donnait pas le droit de se reconstruire et qui devait vivre avec une blessure qui ne pouvait pas se refermer. Voilà qui me semblait être une affaire particulièrement intéressante. Quelles étaient les forces mises en œuvre pour vouloir à se point cacher cela comme s’il s’agissait d’une bêtise d’enfant ? Quel était le poids d’une vie face à une autre ? Autant de questions auxquelles il me faudrait répondre. Enfin un nom, Kevin Langford.

- Je vois, répondis-je dans un premier temps avant de laisser un léger silence planer pour me laisser le temps de la réflexion. Je vais devoir reprendre cette affaire depuis le début, éplucher chaque élément de l’enquête pour pouvoir ensuite approfondir tout cela.

Il allait de soit que j’allais devoir faire table rase de tout ce qui avait été fait pour repartir sur de bonnes bases. Cela allait me demander du travail mais rien qui n’était hors de ma portée. Je prenais déjà quelques notes pour avoir un bref résumé de ce qui venait de m’être exposé.

- Je vais malheureusement devoir rouvrir de vieilles blessures pour pouvoir démêler ce que les années ont commencer à enfouir, poursuivis-je. Je préfère être honnête avec vous sur ce point-là, comme l’affaire n’a pas été résolu en temps à l’époque, cela risque de vous replonger quelque peut dans cette période difficile. J’espère que vous êtes prête à affronter tout cela à nouveau. Même si le fait que votre ex-fiancé ait refait surface ait déjà amorcé le processus.

Les victimes n’étaient pas toujours prêtes à subir à nouveau une douloureuses expériences, mais plus Miss Mitchell serait honnête et transparente avec moi et plus je pourrais résoudre cette enquête au mieux et au plus vite pour lui permettre de passer à autre chose dans sa vie et espérer se reconstruire.

Plus je parle, plus j’ai l’impression de faire une bêtise. J’ai peur de le regretter. J’ai envie de faire confiance à cet homme. C’est le frère de Juliette donc forcément, il doit être bon et s’il est aussi dévoué à son travail qu’elle, je ne devrais avoir aucun problème. Cette peur est plus forte que moi pourtant. Je crains que personne ne soit à la hauteur de mon problème. Quand j’ai fini de parler, sa phrase laissée en suspens me convainc presque qu’il va me dire qu’il ne peut rien pour moi, mais il fini par me dire le contraire. Il va devoir reprendre cette enquête à zéro et j’affiche un sourire de soulagement en hochant la tête.

Le Capitaine Stewart prend alors un stylo et commence à prendre des notes. Je perds alors mon sourire et l’écoute ensuite attentivement quand il reprend la parole. Évidemment, je me doutais que j’allais devoir souffrir en faisant ces démarches, mais je suis prête. Ce n’est pas comme si Kevin n’avait pas déjà rouvert ces blessures en reprenant contact avec moi. Je regarde mon petit ami et garde du corps à côté de moi, comme pour lui faire comprendre qu’il trouvera ça difficile lui aussi. Il l’a déjà vécu. Il est mon garde du corps depuis que Kevin a failli me tuer, alors il s’en doute probablement. Je regarde à nouveau le capitaine qui reprend, affirmant qu’il souhaite seulement être honnête. Je l’écoute et fini par lui répondre. « Je comprends. Et puis comme vous dites, il a déjà rouvert mes blessures en me contactant. »

Je joins mes mains sur mes cuisses, assise bien droite sur la chaise devant le bureau du capitaine. Je baisse les yeux un moment. Revivre mes vieilles douleurs me fait tout de même peur, surtout si elles doivent être aussi vives. Mais je suis prête. Je ne suis pas seule et j’ai envie d’être brave. J’ai envie de mettre un terme à cette histoire une bonne fois pour toute. Ça commence à faire long depuis 2016. Je relève les yeux et inspire profondément pour me donner du courage. « J’imagine que vous avez des questions. Je serai totalement transparente avec vous si ça vous permet de le retrouver et l’empêcher de nuire. »

Qui guidait réellement nos pas, nos choix ? Etions nous réellement maîtres de nos décisions ou bien s’agissait-il toujours d’un concours de circonstance qui nous forçait à choisir le moins pire ? J’observais la femme en face de moi avec l’intime conviction que tout ce malheur allait lui servir un jour, qu’après cela elle avait le choix de s’effondrer ou de devenir meilleur. Pour l’heure je devais prendre part à cette reconstruction pour lui offrir les clés de son avenir personnel. Avec les années, j’avais compris que le travail de la police n’était pas seulement de résoudre des enquêtes et faire respecter la loi. Il y avait tout un aspect humain qu’il fallait prendre en compte et qui était loin d’être négligeable, car il était souvent celui qui poussait les Hommes au vice.

- Dans un premier temps, j’aimerai savoir quand cette relation a commencé, demandais-je, dans quel cadre, si c’était amicale, professionnel, familiale ?

J’avais besoin de débuter le portrait de cette ancienne relation et pour ce faire il me fallait aussi comprendre quel avait été le comportement de ce Mr Langford. Qui était-il et pourquoi cette relation avait-elle pris un virage aussi tragique. J’aurai sans doute besoin de faire appel à un collègue psychologue pour déterminer un profil psychologique. Un premier point crucial qui pourrait permettre de mettre en lumière les premiers indices d’un comportement émotionnel dangereux et destructeur. Peut-être s’agissait-il d’un pervers narcissique. Il était encore trop tôt pour tirer la moindre conclusion.

- A l’époque comment était-il ? Etait-il plutôt prévenant à l’instar du gendre idéal ? poursuivis-je après la première salve de réponses.

Je noircissais les pages à mesure que je prenais des notes, tout en continuant d’observer les réactions que mes questions pouvaient susciter chez Miss Mitchell. La douleur était toujours très vive chez elle, quand bien même quelques années s’étaient écoulées depuis. Cela me permettrait également de collecter des informations et établir là encore un profil psychologique. J’avais l’intention de comprendre l’évolution de ces deux personnalités et de voir à quelque moment la bascule s’était faite, quelle était été l’emprise de Mr Langford et quels étaient les conséquences pour sa victime à plus ou moins long terme. Voilà qui attisait ma curiosité et mon envie de comprendre les tenants et les aboutissants de cette tragique histoire.

Juste d’être ici est un énorme pas que je fais. Ça, je le sais, mais ça me terrorise malgré tout d’être sur le point de dénoncer Kevin. À l’époque, je n’avais pas voulu porter plainte mais j’y ai un peu été contrainte. En fait, on ne m’a pas vraiment demandé mon avis. J’ai été battue et laissée pour morte. Les autorités et surtout mon père ont prit cette décision pour moi et je ne leur en veux pas. C’était la chose à faire, mais si on m’avait demandé ce que je voulais faire, j’aurais sans doute été trop faible pour le faire. Mais cette fois, puisque la plainte est théoriquement déjà ouverte, c’est beaucoup plus facile. Je tourne la tête vers Justin. C’est aussi pour lui que je fais ça. Cet homme qui m’aime m’aide à me reconstruire, me fait vivre la vie amoureuse que j’ai toujours voulu. Ne serait-ce pas insultant pour lui que je ne fasse rien ? Surtout qu’il est employé par mon père pour être mon garde du corps. Forcément, je dois lui faciliter la tâche.

Le capitaine Stewart me demande d’abord comment notre relation a commencée à l’époque. « Nous nous sommes rencontrés dans un cadre professionnel. Je travaillais pour une des boutiques qui nous appartient. J’avais 16 ans. » Je le vois prendre des notes et poursuis. « Nous nous sommes rapidement bien entendus. Nous n'avons mis qu'un mois après notre rencontre pour nous mettre ensemble. » Je ne sais pas si c’est une information pertinente, mais je le précise tout de même. Déjà, il me pose des questions que la police ne m’a pas demandé à l’époque. Ça me fait bizarre.

J’ai le cœur qui palpite. Mes mains jouent avec mes doigts. Je suis nerveuse. J’écoute sa nouvelle question et je baisse légèrement les yeux pour réfléchir. « Il était très gentil avec moi au début. Et mon père et mon frère l’aimaient bien. » Je baisse les yeux et inspire profondément. « Par contre il y avait certaines choses qui ne lui plaisaient pas… Comme quand je portais des talons hauts par exemple. Je devenais plus grande que lui et il n’aimait pas ça. Il n’a pas non plus aimé quand j’ai eu une promotion, c’est-à-dire quand je suis devenue l’assistante de mon père. J’ai toujours gagné plus que lui. » Au fond, je sais ce que ça veut dire, ce que ça lui donne comme portrait, mais c’est plus fort que moi, il faut que je rajoute cette dernière phrase. « Mais quand on se disputait, il s’excusait toujours après… » J’avale difficilement ma salive. Pourquoi je prends sa défense au juste ?

J’étais attentif aux réponses que me fournissait Miss Mitchell, chaque détail avait son importance pour dresser un premier profil psychologique de l’agresseur. Les années aidant, les souvenirs avaient été dilués pour ne laisser que l’essentiel dans l’esprit de la jeune femme. Et l’essentiel avait quelque chose de révélateur du comportement humain une fois que l’on avait fait le tri dans le superflu. Sans pour autant tirer de conclusions hâtives, je voyais déjà se dessiner les contours d’un pervers narcissique ou quelque chose s’en rapprochant : bienveillant au début puis petit à petit cherchant à fragiliser et dévaloriser sa victime.

- Dites-moi comment ont évolué ces disputes, demandai-je, comment étaient-elles au début et comment étaient-elles à la fin de votre relation ? Et quels étaient les sujets les plus courants au début et à la fin ?

J’avais besoin de savoir s’il y avait eu une escalade de la violence, une façon très subtile de prendre l’ascendant sans que l’autre ne le remarque. D’abord des disputes à propos de broutilles et avec les temps les sujets devenaient de plus en plus complexes et touchait la victime au point de briser sa confiance en elle-même. Un piège que l’on ne pouvait pas toujours se voir refermé lorsque l’on tombait dans la tourmente. Sous couvert de l’amour on pouvait parfois se laisser berner et ne pas s’en rendre compte. Voilà pourquoi il était difficile de mener des actions en justice contre les coupables.

J’avais encore bons nombres de questions à poser, de pistes à explorer pour savoir à qui j’allais avoir affaire, mais je devais laisser Miss Mitchell aller à son rythme. Il était évident que même si le temps avait passé, la douleur et l’émotion restaient vives dans son esprit. La patience était une de mes qualités, je ne me sentais pas le besoin de la presser d’une quelconque façon, cette entretien était bien assez intense comme ça.

En racontant mon histoire, j’ai l’impression d’être à nouveau sous l’emprise de Kevin en l’excusant en mentionnant qu’il me demandait pardon quand il me faisait du mal. Je sais pourtant que je ne le devrais pas, d’autant plus que sur le fauteuil à côté du mien se trouve Justin, mon garde du corps mais également mon petit ami. J’essaie de me convaincre par contre que ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Le capitaine Stewart m’avait prévenu après tout que ce serait difficile, mais pour moi et aussi pour l’homme à côté de moi, je ne vais pas abandonner.

Il prend des notes, semble minutieux dans son travail. Il semble me prendre au sérieux, un peu plus que les policiers qui ont prit ma déposition avant. Et c’est peut-être subtil, mais ce sont des détails très rassurants que je remarque. Juliet m’a si souvent vanté son petit frère et si j’ai toujours eu confiance en son jugement pareil à un enfant qui a confiance aux jugements de sa mère, je suis satisfaite d’avoir fait ce pas en avant, d’aller chercher son aide personnellement. Après tout, en étant capitaine, il a peut-être des choses plus importantes à faire que de prendre un dossier de plus dans sa pile.

Il me demande alors de parler de nos disputes entre Kevin et moi et je baisse les yeux légèrement pour réfléchir. « Hum… Au début on se disputait pour des broutilles. Comme par exemple, il n’aimait pas quand je portais des talons hauts parce qu’alors je devenais plus grande que lui et il ne supportait pas ça. » Je relève les yeux sur le capitaine. « On pouvait se disputer aussi bien sur la cuisson imparfaite du repas que j’avais préparé, ou de mon choix vestimentaire. Parfois ce n’était pas des disputes, mais simplement des commentaires qu’il faisait qui étaient blessants. Et à force de les entendre, j’ai fini par croire que c’était vrai. Comme… me traiter d’idiote. Il a même réussi à me faire croire à la longue qu’il savait mieux ce qui était bon pour moi, qu’il savait mieux que moi ce que je voulais… »

Je baisse les yeux. Tout ça est si difficile à dire. C’est comme si je m’admettais à moi-même que j’ai été stupide de le croire, comme si on me renvoyait en pleine figure à quel point j’ai été blessée. Des larmes montent à mes yeux mais je parviens à les retenir. À force de passer des années à craindre une baffe si je versais la moindre larme, j’ai fini par devenir une pro pour les retenir. « La dernière dispute… qui m’a conduit à l’hôpital… J’avais un dîner familial pour célébrer quelque chose par rapport à l’entreprise. Et il ne voulait pas m’accompagner… Il ne voulait pas que j’y aille. Je me suis pourtant préparé à y aller et… Je lui ai demandé de quoi j’avais l’air… » Mon regard se perd dans le vide, comme si je revoyais encore la scène devant moi. « Je portais une robe rouge, il a dit que j’avais l’air d’une traînée… Et… j’ai été bête, mais je lui ai donné raison, alors je suis allée mettre une robe blanche… Et il s’est mit en colère parce que je n’ai pas abandonné l’idée d’y aller… » J’inspire profondément en fermant les yeux. À côté de moi, Justin prend ma main pour me soutenir. Quand je rouvre les yeux, je regarde à nouveau le policier. « Je ne sais pas si vous savez, ou si Juliet vous en a déjà parlé… Mais dans notre famille, nous sommes tissés serrés. Mon père et mon frère ont été les seules personnes que je n’ai pas abandonnées, avec qui je n’ai pas coupé les ponts. Mes meilleurs amis, j’ai arrêté de leur parler à cause de Kevin. Il était jaloux. Mais mon père et mon frère… je n’aurais jamais pu les abandonner. »

A mesure que Miss Mitchell étoffait ses réponses – avec des souvenirs qui étaient loin d’être les plus agréables – le profile psychologique que j’étais entrain d’établir me semblait parfaitement correspondre à celui d’un pervers narcissique. Les premières réponses m’avaient fait aller en ce sens et à présent cela ne faisait que se confirmer. Briser lentement la confiance en soi de la victime pour asseoir une certaine forme de domination psychologique, l’isoler de ses proches pour l’empêcher de trouver une oreille attentive ou une main secourable qui pourrait lui ouvrir les yeux sur la situation. Voilà qui était des méthodes que j’avais déjà pu observer par le passé lorsque je n’étais encore que jeune lieutenant en charge d’enquêtes de voisinage, de violences conjugables et bien d’autres encore. Si la jeune femme en face de moi avait eu la chance d’échapper à son tortionnaire, certaines n’avaient pas eu autant de chance. Les suicides ou les meurtres « accidentels » étaient bien plus courants qu’on ne pouvait le penser.

- Vous n’êtes malheureusement pas la seule à vous être retrouvé dans ce genre de relation toxique, répondis-je, les hommes comme Mr Langford sont des prédateurs qui cherchent à isoler leurs victimes. En général vous perdez tout contacte avec les gens qui vous sont les plus proches, et une fois que vous vous retrouvez seule, il a tout pouvoir et il a déjà détruit le peu de confiance en vous qui pouvait rester.

C’était un constat sans appel, un cas de violence conjugale parmi des centaines à New York. Malheureusement, lorsque les victimes étaient complètement brisées, elles avaient tendance à pardonner le conjoint violent. Parfois il fallait frôler la mort pour ouvrir la mort et se rendre compte que de la situation, à ce moment là c’était trop tard.

- Vous avez eu de la chance d’avoir toujours un lien avec votre père et votre frère. Et je ne sais pas si on vous la dit à l’époque ou même aujourd’hui, mais sachez que ce n’était en rien votre faute.

Je savais à quel point mes collègues pouvaient parfois avoir l’air blasé face à ce genre de situation. A force on pouvait devenir quelque peu insensible au malheur des autres, ne pas comprendre pourquoi les gens pouvaient se mettre dans des états pareils. Ils en oubliaient d’être humain après des heures passées derrières un bureau. Personnellement j’avais toujours eu à cœur de garder ce contact, de créer un climat de confiance qui permettait aux gens de se confier davantage à moi qu’ils ne l’auraient fait avec l’un de mes collègues.

- A présent je vais vous demandez de me donner le numéro avec lequel Mr Langford vous a contacté, à partir de là nous allons déjà voire d’où le message a été envoyé. Si dans les prochains jours il tente de rentrer à nouveau en contact avec vous, je vous demanderai de m’appeler, nous verrons ensemble ce qu’il conviendra de faire. Il me faudrait la liste de vos proches de l’époque, même ceux avec qui vous avez perdu le contact.

Il me fallait réunir bon nombre de témoignages afin de pouvoir incriminer cet ex petit ami au passif violent et empêcher qu’il ne puisse recommencer en toute impunité.