Des comptes à régler - Laura & Adrien

Laura Harris. Jeune femme charmante. Lieutenant de police. J’ai une excellente mémoire et je me souviens de tous mes clients, mais elle, je m’en souviens avec encore plus d’exactitude. Pour une raison que j’ignore, elle m’a davantage marqué que les autres. Une mère qui recherche son enfant ? Comment ne pas trouver ça touchant ? Mais en même temps, c’est surtout un lieutenant de police et elle peut m’être utile. Du moins, c’est ce que je me trouve comme excuse. Parce que si j’écoutais mon inconscient, je réaliserais en fait qu’elle m’a beaucoup plu, plus que n’importe quelle femme qui partage mon lit, et d’une façon totalement différente également. Je ne m’étais jamais senti ainsi, mais je n’en ai pas fait de cas.

Elle était donc venue à moi, dans un élan de désespoir, pour retrouver la trace de son enfant qu’elle avait perdu peu de temps avant, surveillant celle-ci à distance. Ce dossier m’a marqué un peu. Pour faire enquête, il m’a fallu en savoir davantage sur l’enfant. C’est Dimitri qui m’a fait remarquer que la jeune femme de 20 ans était le rejeton de mon pire ennemi. C’était dans mon intérêt de retrouver cette enfant, question d’avoir un poids contre lui. La jeune femme avait en fait changé de ville et comme par hasard, habitait maintenant New York avec son père adoptif. J’ai révélé ces informations à Laura, mais je n’ai pas cessé de garder un œil sur la gamine non plus.

Aujourd’hui, j’attends le détective Harris pour qu’elle rembourse sa dette. Il m’a fallu un certain temps pour trouver ce que je voulais d’elle. J’ignore pourquoi d’ailleurs. Normalement, je trouve rapidement quelque chose, mais cette fois, ce ne fut pas le cas. Quelque chose chez cette femme m’a perturbé, il faut croire. Bref, je suis seul aujourd’hui, Dimitri n’étant pas à mes côtés, pour attendre le lieutenant Harris dans mon bar. Je suis debout derrière le bar quand elle arrive et m’approche. « Ah, Lieutenant Harris. C’est un plaisir de vous voir. Je vous offre à boire ? » J’ai un sourire charmeur sur les lèvres, mais j’ai également cet air habituel que je prend quand j’ai une idée derrière la tête. Il faut dire que jolie comme elle est, elle m’en donne plusieurs, des idées. Quand elle m'a répondu, je l'invite à me suivre jusqu'à une banquette, bien éloignée du reste des clients et des autres tables.

Elle était encore aussi belle. C’est ce qu’il s’est dit en la voyant traverser la porte de son bar. L’endroit est assez calme à cette heure de la journée et en attendant mon rendez-vous, j’ai aidé à remplir les réfrigérateurs de bières, ainsi que les fûts et les bouteilles de fort. Comme toujours, tout serait bien parfait pour accueillir les clients. Il est hors de question qu’un client ne puisse pas avoir la boisson qu’il veut. J’offre un service de qualité ici, c’est important pour mon image, après tout.

J’offre à boire au lieutenant qui refuse. Jamais sur ses heures de travail. Elle a donc quitté le poste de police pour venir me voir ? Comme c’est gentil. Je n’aurais pas dit non si elle m’avait dit qu’elle ne pouvait pas à cause du travail. Comme tous les autres avant elle, elle veut sans doute en finir au plus vite. Je m’assois sur la banquette face à la sienne, loin du reste des clients, et sourit quand elle me demande ce que je lui veut. Je ris légèrement, amusé. « Allons, allons lieutenant. Un peu de préliminaires avant, non ? » Le barman m’apporte une boisson. Il a l’habitude. Quand je discute avec un client, je dois toujours avoir une boisson avec moi. Ça me donne un air décontracté, l’air d’avoir le plein contrôle sur la situation. « Dites-moi. Vous avez vu votre fille ? Comment va la belle Emily ? »

Je n’ai aucune once de méchanceté dans la voix ou dans le regard. Bien au contraire, j’ai même l’air intéressé. Après tout, elle ignore qu’elle a mis au monde la fille de mon pire ennemi. Je dois m’assurer que la gamine va bien. Du moins, c’est ce que je me dis pour me convaincre, parce qu’au fond de moi, je suis intéressé par la vie de cette femme qui est assise face à moi, les bras croisés. « Vous êtes certaine de ne rien vouloir à boire ? Vous semblez avoir besoin de vous détendre un peu. Et puis ce n’est pas moi qui vous dénoncera à votre supérieur. »

Le lieutenant est tendu, ça se voit. Un peu plus, et elle me sauterait à la gorge. Elle veut aller droit au but plutôt que de discuter un peu avant. Je ne suis pas pressé. J’ai tout mon temps. Et non seulement j’ai tout mon temps, mais en plus c’est moi qui commande. Au moment où elle a franchi la porte de mon bar, elle a cessé d’avoir de l’autorité. La police ne m’a jamais effrayé, jamais intimidé. Elle trouvera cet échange bien pénible si elle se braque autant. Je lui propose à nouveau un verre pour qu’elle se détende. Je lui dis même que je ne la dénoncerai pas, mais elle refuse encore mon verre, me disant que c’est moi qui la rends nerveuse.

Je hausse un sourcil à mon tour alors qu’elle me dit qu’elle a vu sa fille et qu’elle ne lui a rien dit quant à son identité. Je bois une gorgée de mon bourbon et la regarde attentivement. Mon sourire a disparu, mais mon regard n’a pas l’air moins intéressé par son histoire. Je redépose mon verre, l’air complètement décontracté. « Très bien. On va mettre une chose au clair dès le début : Je ne suis pas votre ennemi. Je n’ai aucune intention de vous nuire ou vous demander quoi que ce soit qui vous mettrait dans une position difficile. » J’ai bien réfléchi et j’ai fait exprès de bien trouver quelque chose qui m’aiderait sans la nuire elle. La dernière chose que j’ai besoin, c’est qu’elle aille raconter à ses supérieurs que c’est ma faute si telle ou telle chose s’est produite.

Je prends mon verre entre mes mains et regarde le liquide ambré à l’intérieur quelques secondes. « Pour votre fille… » Je prends deux ou trois secondes de silence avant de la regarder à nouveau, sérieux, mais pas moins bienveillant. « Je ne suis clairement pas expert en la matière, mais votre fille est majeure, non ? Peut-être devriez-vous lui laisser le choix de vouloir savoir ou non. Elle a l’âge de faire ses propres choix. Et si je ne me trompe pas, elle n’a plus de mère. Celle qui l’a élevée s’est tuée en buvant trop. » Je hausse les épaules. « Ça ne me concerne pas, mais si j’étais vous, je remplirais le petit document qui autorise votre fille à prendre contact avec vous si elle le veut. Ils ont un truc du genre au bureau d’adoption, il me semble, non ? »

Normalement, j’apprécierais qu’on me dise que je suis intimidant. Aujourd’hui, étrangement, je n’ai pas envie de l’être et je me surprends même à lui dire qu’elle n’a absolument aucune crainte à avoir à mon sujet. Pourquoi ? Pourquoi je lui dis ça ? C’est idiot. Je n’ai pas besoin de me justifier ou de la rassurer. Je fais bien ce que je veux, non ? Je suis le Négociant, pas Mère Thérèsa. Je me frustre moi-même, mais je suis étrangement soulagé de la voir se détendre un peu. Elle me présente ses excuses que je n’ai pas du tout besoin et l’écoute me dire qu’elle fait difficilement confiance aux gens. Je souris. « Sans rancune lieutenant. Je comprends tout à fait. Qui sait, avec le temps, peut-être me verrez-vous comme un allié. Je ne suis pas bien méchant, au fond. »

Elle change finalement d’idée au sujet de la boisson, enfin, et demande une eau pétillante. Je fais signe à mon barman et il vient. « Une eau pétillante pour le lieutenant. » Il hoche la tête, quitte et revient avec une petite bouteille en verre verte et une paille. Le barman s’en va alors sans demander son reste. Il sait que c’est sur mon bras. Laura se redresse sur sa chaise et alors que je lui parle de sa fille, du fait qu’elle est assez vieille pour prendre ses propres décisions. Elle me donne raison, mais me confie qu’elle a peur des conséquences. Pour une raison obscure, j’apprécie cette discussion, ces confidences. « Ça peut se comprendre j’imagine, mais vous ne saurez jamais si elle souhaite vous rencontrer ou non si vous ne lui laissez jamais la chance de prendre la décision. »

Je prends une nouvelle gorgée de ma boisson et je dépose mon verre sans le lâcher, toujours décontracté. « Je crois que plus vous aller attendre, plus vous aurez peur. D’autant plus que maintenant, si je comprends bien, vous l’avez rencontré. Si vous attendez encore longtemps, ça risque d’être encore plus étrange pour elle lorsqu'elle saura la vérité. » Quant était-ce la dernière fois que j’avais eu une conversation du genre, une conversation où je donne des conseils sur une situation que ne me concerne absolument pas ? Je crois n’avoir jamais été aussi bienveillant avec quelqu’un avant. Ce doit être parce que c’est un lieutenant de police. L’avoir dans ma poche serait une bonne chose, non? Pourquoi j’ai l’impression de me mentir à moi-même ?

On verra dans le temps. D’accord. D’accord… J’imagine que je ne peux pas exiger mieux que ça. Inconsciemment, je me fais la promesse de faire en sorte de gagner sa confiance. Je hoche la tête. Mon barman lui serre à boire et quitte. Elle est plus détendue et nous discutons donc de sa fille et son lien avec elle. J’essaie de la conseiller au mieux. Elle devrait en profiter. Je ne fais pas ça d’habitude. Encore moins gratuitement. Ses réponses me confirment qu’elle sait que j’ai raison, mais elle semble bien fermée à l’idée de se dévoiler à sa fille, sous prétexte qu’elle ne veut pas détruire ce qu’elle a avec son père adoptif, le capitaine Stewart. « Il n’est pas question de détruire ce qu’elle a avec son père. Juste de lui faire savoir que vous existez. »

Elle secoue la tête, comme si elle voulait reprendre ses esprits, et me ramène à l’ordre. Je ne l’ai en effet pas fait venir pour discuter de sa fille. « Oh vous savez, quand je rend un service, j’aime savoir que mes clients sont satisfait. Mais puisque vous insistez… » Je me redresse un peu, paraissant tout de suite moins décontracté, comme si je passais de l’ami au patron. « Comme vous l’avez dit, je vous ai fait venir pour autre chose que votre fille. Ça m’aura prit un bon moment pour reprendre contact parce que je n’avais rien à vous demander. Mais maintenant, j’ai besoin de votre aide. »

Je prends ma dernière gorgée de bourbon, dépose mon verre et fait signe à mon barman qui m’en prépare un autre avant de me l’apporter avec un dossier. Quand il est reparti, je me penche un peu vers le lieutenant, dossier en main, pour me rapprocher. « J’ai un soucis avec quelqu’un. Et j’ai besoin de quelqu’un comme vous pour le mettre derrière les barreaux. J’ai tous les renseignements dont vous avez besoin. Des noms de témoins et des preuves en photos. Je crois qu’elles parleront d’elle-mêmes. » Je lui donne le dossier. « Cet homme complote dans mon dos et la rumeur dit qu’il voudrait me tuer. Voyez-vous, il représente une menace pour moi et mon… petit business. Et j’ai besoin qu’il soit effacé du portrait. » Oh, j’aurais pu l’éliminer. Pourquoi ne l’aie-je pas fait d’ailleurs ? Peut-être par volonté de revoir le détective ? Ou pour lui montrer que j’ai la patte blanche alors que ce n’est pas le cas ? Quoi qu’il en soit, en voyant les images, elle peut voir que cet homme est impliqué dans plusieurs déli assez grave et ce pourrait être une excellente opportunité pour elle, dans sa carrière.

Je suis loin de me douter que l’homme en question est en route vers cet endroit.

« Tout le plaisir était pour moi, lieutenant. Je suis heureux si vous l’êtes. » Aussi étrange que ça puisse l’être, je suis tout à fait sincère. Mais passons. Visiblement, elle ne veut plus parler de sa fille et je ne suis personne pour insister sur le sujet. La dernière chose que je souhaite, c’est qu’elle soit moins à l’aise qu’elle ne l’est déjà. Ainsi, je lui présente le dossier que j’ai fait monter pour elle. Elle l’examine et me dit que les preuves semblent assez solides pour que tout soit réglé d’ici quelques jours. Je suis alors enthousiaste. « Parfait ! » Mais elle me dit de faire attention à moi d’ici là. « Ne vous en faites pas pour moi. » Dimitri est avec moi la majorité du temps. Sinon, je suis ici la majorité du temps, et personne ne serait assez stupide pour venir m’attaquer ici, devant témoins, et surtout en plein jour.

Ou bien…

Je vois le lieutenant mettre sa main sur son arme. Mon sourire s’efface. Que se passe-t-il ? Elle me demande si cet homme pourrait être dans les parages. « C’est New York ici lieutenant. Il peut aller et venir où il veut. Mais il serait bête de venir me voir dans mon bar, vous ne trouvez pas ? » Ou peut-être aie-je parlé trop vite.

« Patron ? » « Pas maintenant Cassan… » Je tourne la tête vers la barmaid qui semble terrorisée. Elle est accompagnée par un homme qui lui tient le bras. Son autre main dans son dos semble pointer une arme sur elle. Je me lève, visiblement en colère alors que je devrais plutôt avoir peur. Il faut dire qu’on en a pointé souvent des armes sur moi. « Tout le monde dehors ! » Je sors de ma banquette, me plaçant entre le lieutenant et le criminel tout naturellement, sans que j’y réfléchisse. « Tu te crois où au juste pour menacer mes employés de la sorte ? Laisse la partir tout de suite. »

Dans mon dos, je fais signe au lieutenant de ne pas bouger, me doutant bien qu’elle ne m’écoutera pas. Mon ennemi me dit des trucs qui ne font aucun sens, comme quoi sa vie est gâchée à cause de moi et du service que je lui ai rendu. « Tu m’as demandé un service et je te l’ai rendu. Si tu es trop stupide pour gérer ta vie tout seul, ce n’est pas de ma faute ! » Il relâche enfin Cassandra pour pointer son arme sur moi. La barmaid va se cacher derrière le comptoir avec l’autre barman alors que les clients ont déjà vidé la place.

Des armes, j’en ai vu dans ma vie. Du plus petit pistolet à l’artillerie lourde. On en a pointé souvent sur moi et j’en ai également pointé souvent. Je n’ai pas peur de cet homme qui se croit tout permis. « Oh vraiment ? Tu vas pointer ce flingue sur moi, dans MON bar ? » Je ne bronche pas. Il tremble légèrement. Il y réfléchit à deux fois avant d’appuyer sur la détente. Il sait que s’il me fait du mal, sa vie est encore plus finie qu’avant.

Mais le lieutenant se lève et, son arme cachée derrière moi, lui dit que la police va arriver. Je reste de glace même si je me dis que c’était sans doute la dernière chose à lui dire. L’homme semble un peu plus énervé. Il se retourne le bar pour menacer mes employés, demandant qui a appelé les flics. « Personne ici n’a appelé la police. Tu as laissé filer les clients qui t’on vu menacer mon employée. Espèce d’idiot. » Je l’énerve. Je fais exprès. Quand il se retourne vers nous, je me place à nouveau devant le lieutenant. Le but de sa visite ici n’était pas de se faire tirer dessus.

Il m’insulte, je le dégoute même. Je n’en ai rien à faire. Les pauvres insultes comme les siennes, je les ai entendues par des gens tous aussi désespérés avant. Je suis loin d’être impressionné, et je ne vais certainement pas lever les mains pour lui faire plaisir. « Laisse mes employés et mon amie ici sortir, et on règlera ça ensemble toi et moi. » Il secoue la tête. Il refuse catégoriquement de faire une chose pareille. Je commence à perdre patience. Je n’ai pas que ça à faire aujourd’hui, mourir d’une balle dans la tête. Il me dit que je vais l’aider à corriger "mes" erreurs et je fronce les sourcils. « Excuse-moi ? Tu m’as pris pour un débile ? Je fais rarement affaire avec ceux qui me pointe une arme dans la tronche. »

Sa prise sur son arme se resserre et je soupire. « Quoi ? Je t’ai vexé ? Toi et moi on sait très bien que tu n’as pas les couilles pour tirer sur un homme. Tu as cru que j’aurais peur de toi ? Vas-y tire. Mais si tu blesses qui que ce soit ici, je te promet que tu ne t’en sortiras pas. » Mon regard est menaçant. Je n’ai pas peur de cet écervelé. Mais peut-être que j’aurais dû. Ses sourcils se froncent et une balle est tirée.

Le tonnerre résonne et je suis poussé sur le côté. Par réflexe, mes bras attrapent Laura alors qu’elle tire elle aussi une balle de son fusil. Mon cœur palpite. Je n’ai pas peur d’habitude. Pourquoi j’ai peur maintenant ? Le cadavre de mon ennemi s’effondre sur le sol et je relâche le lieutenant sans même savoir pourquoi je l’ai attrapé de la sorte. Les sourcils encore froncés, maintenant j’ai surtout l’air confus et troublé. Je me tâte, pour m’assurer que je n’ai aucune blessure. Je vais bien on dirait. Bien. Très bien. Le lieutenant examine le corps par terre, éloignant l’arme qu’il tenait. Je regarde en direction de mes employés qui viennent de se relever. Scott serre Cassandra dans ses bras pour la rassurer. Ils vont bien. Parfait…

Mais un juron sort de la bouche du lieutenant, de quoi attirer mon attention. Toujours confus, je constate que sa main est pleine de sang. Celui de mon ennemi ? À voir comment elle s’agrippe à la table à plus proche, je devine que non. J’approche donc d’elle rapidement et l’aide à s’asseoir. « Montrez-moi. » J’ai retrouvé mon ton ferme. J’ouvre son tailleur et relève la chemise pour regarder la plaie. « Merde ! » Je met ma main sur ma plaie puis la regarde dans les yeux. « Très bien Laura, respires. Ça ira. Je ne pense pas que ce soit très grave, il faut juste arrêter le saignement. »

Pourquoi est-ce que je me sens aussi con et aussi confus ? Pourquoi est-ce qu’elle est allée se faire tirer dessus pour un criminel comme moi ? Pourquoi risquer aussi gros ? Elle a un enfant bon sens. J’essaie de rester calme, mais je suis au bord de la panique. J’appuie sur sa plaie et regarde autour. Je ne vois la balle nulle part, mais je doute fortement qu’elle soit restée à l’intérieur d’elle, sinon les dégâts seraient plus graves. « Les secours ne vont pas tarder. Tu verras. » Je ne sais même pas si c’est à elle que je dis ça, ou si c’est à moi. En tout cas, la barrière du vouvoiement est tombé. Mon regard exprime de la colère envers moi-même. Si cet imbécile n’était pas déjà mort, je serais en train de lui régler son compte en ce moment, ça c’est sûr. Mais pourquoi ? Pourquoi est-ce que je suis aussi en colère ? Les armes ne m’ont jamais intimidé. Les coups de feu, les blessures… J’ai l’habitude. Pourquoi est-ce que je me sens ainsi ? Pourquoi est-ce que j’ai peur ? De quoi est-ce que j’ai peur ?

Horrible ? Non. Pas du tout. Je secoue la tête et continue d’appuyer sur la plaie pour essayer de contenir le sang. Je lui dis de respirer, que ça ira. Mon regard soutiens le sien. Je sens qu’elle a du mal à garder les yeux ouverts et c’est mauvais. Je lui dis que les secours ne vont pas tarder et elle me dit que sa blessure n’est pas trop grave. Pourtant, elle l’est assez pour qu’elle ait du mal à rouvrir les yeux après les avoir fermés. « Non, ne t’endors pas. » Par réflexe, ma main attrape sa joue pour l’aider à focuser son attention sur moi. « Tu dois rester éveillée d’accord ? Discutons un peu. »

Mon employé s’approche pour voir si on n’a pas besoin d’aide et je lui fais signe de ne pas avancer. « C’est une scène de crime. Reste là-bas et ferme le bar. » Je continue de regarder le lieutenant. « Très bien Laura. Discutons, d’accord ? » Dire son nom me fait bizarre, mais ça sort si naturellement de ma bouche que c’en est déconcertant. « Ne ferme pas les yeux. Tiens, parle-moi d’Emily. Tu m’as dit que tu l’as rencontré, non? » En fait, elle m’a dit qu’elle l’avait vu au poste avec son père. « Lui as-tu-parlé au moins ? » La faire parler d’un sujet passionnant pour elle, c’est la meilleure idée que j’ai pour l’instant, et je me sens totalement inutile. Je fais au mieux, mais je ne suis pas médecin et je n’ai sans doute rien ici qui pourra l’aider, à part de l’alcool. Et je doute que ce soit le bon moment pour lui offrir un verre. Je l'écoute donc attentivement.

Je suis terrifié. Je n'ai jamais été terrifié avant. Accroupis devant elle qui est assise sur la chaise, j'écoute chacun de ses mots comme pour essayer de me déconcentrer de cette peur qui m'étouffe. Le cadavre par terre me fait regretter amèrement de ne pas l'avoir tué moi-même. J'ai envie de frapper quelqu'un, ou au moins de frapper un mur. Pendant qu'elle me parle, je continue d'appuyer sur sa plaie. Plus les secondes passent, plus je me détends en l'écoutant.

En tout cas, sa dette est payée, mais je ne m'attendais pas à en avoir une envers elle à mon tour ce soir.

Je la fais parler. Je préfère qu’elle ne s’endorme pas. Qui sait si elle ne rouvrait jamais les yeux après s’être endormie ? Ce serait bête. Je crois… je crois que ce serait même une catastrophe, mais je ne sais pas pourquoi. J’aurais son sang sur les mains, peut-être ? Puisque c’est moi qui l’a fait venir et que c’est moi qui aurait dû me prendre la balle. Peu importe, j’y penserai plus tard. Je lui demande de me parler, amenant le sujet de sa fille alors que Scott et Cassandra ferment doucement le bar, Cassandra en tremblant.

Laura a un petit sourire quand je l’appelle par son prénom et je souris aussi légèrement, mais son sourire disparaît, son visage se crispe de douleur. Je pense que ma main, en revanche, est assez efficace. Elle me répond ensuite par rapport à sa fille. Elle a bel et bien discuté avec elle quand elle attendait son père au travail. « C’est super ça. » Elle complimente sa fille en disant que c’est une gamine géniale et je souris davantage. Ce service était sans doute le plus beau que j’ai rendu, celui qui me rend le plus fier, même si sa fille est la fille de mon pire ennemi. Elle dit que ça lui a fait du bien de discuter avec elle et je hoche la tête. « Je n’en doute pas une seconde. Et bientôt, tu pourras recommencer. » Je relève la tête et regarde vers l’entrée. La police, l’ambulance, enfin…

Pendant que les ambulanciers s’occupent d’elle, je fais mon témoignage à un policier, comme quoi elle était venue m’interroger au sujet d’une enquête qu’elle a en cours. La police a pris le dossier que j’avais fait pour elle. Je leur ai dit que c’était à elle, ce qui donne l’impression qu’elle enquêtait sur mon ennemi depuis un bout de temps. Quand je vois qu’on l’emmène vers l’ambulance, je dis à Scott que je les laisse fermer le bar. Au moment où je sors, Dimitri arrive et me demande ce qui m’est arrivé. Forcément, j’ai du sang sur moi, alors il se pose la question. Je lui demande de prendre sa voiture pour qu’on suive l’ambulance, et lui raconte tout en chemin.

À l’hôpital, j’attends comme un imbécile sans savoir pourquoi. Dimitri n’a pas compris. J’ai même dit à qui de droit que les frais médicaux devaient me parvenir à moi quand la facture serait prête. C’est la moindre des choses après qu’on prenne une balle pour moi. Quand un médecin vient me dire que je peux aller la voir, j’hésite un instant. Pourquoi je suis encore là moi ? Autant y aller de toute façon, surtout s’ils lui ont dit que j’étais encore là. Du coup, quand j’entre dans la chambre, je ne porte plus les mêmes habits et je me suis nettoyé également. Dimitri m’a apporté le nécessaire et est reparti. Je souris au lieutenant. « Comment te… vous sentez-vous ? » Pourquoi est-ce que j’ai commencé à la tutoyer tout à l’heure. Maintenant je ne sais plus comment m’adresser à elle.

Calme, plus que plus tôt, je viens la voir et me perd dans la formulation de ma question. Vouvoyer, tutoyer. Je ne sais plus, mais le lieutenant me dit que nous pouvons nous tutoyer, comme nous avons franchi un cap dans notre relation. Notre relation ? Pourquoi ces mots résonnent-ils en écho dans ma tête et me font un grand plaisir. Qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce qu’elle m’a fait ? « N-non. Non, ça ne me dérange pas du tout, Laura. » C’est franchement un magnifique prénom. Ce serait bête de ne pas l’utiliser.

Elle me fait un clin d’œil et je souris, m’avançant vers le lit. Elle essaie de se redresser et je l’aide au mieux. Elle répond alors à ma question en me disant qu’elle ne pas très bien à cause de la douleur. Je hoche la tête. Cette stupide balle. « Si tu veux de plus fortes doses de morphine, tu me le dis et je vais voir l’infirmière tout de suite. »

Son regard se perd sur moi. Elle remarque que je suis nettoyé. Je regarde mes vêtements puis repose les yeux sur elle. « Mon associé m’a apporté des vêtements. Je n’ai pas bougé d’ici. » Je ne sais pas pourquoi je lui dit ça comme. Elle n’était probablement pas inquiète de ça. Pourquoi le serait-elle ? Elle me sourit et me remercie pourtant d’être resté. Je souris aussi, comme si ces mots me faisaient un grand plaisir. « C’est normal. » C’est ma faute, après tout.

Je hoche la tête quand elle me demande si on m’a interrogé. Elle me demande ensuite ce que j’ai dit à ses collègues. « Rien de trop compliqué. Je leur ai dit que tu étais venue pour m’interroger au sujet d’un suspect, et que le suspect en question était débarqué pour m’éliminer à ce moment-là. À partir de là, j’ai dit exactement ce qui s’est réellement passé. Quant au dossier, je leur ai dit que c’était le tiens, que tu étais arrivée avec. » Je met mes mains dans mes poches, ne sachant pas quoi en faire. « Je doute que qui que ce soit pense que tu as fait affaire avec moi. » D’ailleurs, maintenant, c’est moi qui lui doit une faveur. Elle a payé sa dette en me débarrassant de mon ennemi, mais elle m’a sauvé la vie. Je baisse les yeux. Je brûle de lui poser cette question mais j’ignore si j’ai envie d’entendre la réponse. Pour une raison que j’ignore, savoir qu’elle s’est prise la balle à ma place simplement par réflexe ne me plairait pas vraiment.

Je repose les yeux sur elle et décide de poser la question malgré tout. « Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu t’es pris cette balle à ma place ? Ça n’a aucun sens. »

Elle me dit que j’ai bien réagit et je hoche la tête comme simple réponse. Je ne doutais absolument pas de ce fait. Ce qui m’intéresse davantage, c’est de savoir pourquoi je suis encore en vie. Pourquoi elle a prit sur elle de me sauver alors que ce n’était vraiment pas nécessaire et complètement insensé. Une femme comme elle, policière qui plus est, qui protège un criminel comme moi ? Ça ne fait aucun sens dans ma tête. J’ai beau retourner ça de toutes les façons possibles depuis que c’est arrivé, je ne comprends pas. Elle est un mystère. Je lui pose donc directement la question. Après tout, nous avons franchi un cap dans notre relation, il paraît.

Je n’aurais pourtant pas dû la poser, car elle me répond exactement ce que je ne voulais pas entendre. En même temps. Je ne sais pas à quoi je m’attendais. C’est un lieutenant de police. Ce genre d’instinct de protection est écrit dans son ADN. Elle me fait un petit sourire alors que dans mes yeux, je crois qu’il y a de la déception sans que je ne m’en rende compte. Je souris pourtant, une seconde après elle. « Évidemment. Je ne m’attends pas à moins d’un lieutenant de police, même si la majorité de tes collègues voudraient me voir derrière les barreaux. » Je souris un peu plus, ayant repris mon air habituel.

Doucement, je m’assois sur le bord du lit. « Du coup, tu as payé ta dette en me débarrassant de mon ennemi, mais c’est moi qui ait une dette envers toi maintenant. Alors tout ce que tu veux, tu me le dis et je te le donne. » Je pointe mon doigt sur elle. « Et tu n’as pas le droit de refuser. Je n’aime pas avoir des dettes. » Je souris un peu plus. « Aussi, c’est moi qui vais payer tes frais médicaux. C’est déjà convenu avec la réception. Et pour ça non plus tu n’as pas le droit de discuter. » Mon sourire est toujours là alors que je baisse les yeux. Je prends alors sa main entre les deux miennes et mon sourire se fait moins grand, mais mon regard reste sincère. « Merci beaucoup Laura. »

Je souris à sa remarque, amusé. « Oh, je sais. Je l’espère même. Sinon ce serait moins marrant. » Je pense surtout au lieutenant Cassidy que j’aime faire tourner en bourrique. Arriver à m’en tirer à chaque fois, c’est presque devenu mon art. Bref, je lui dis que maintenant, c’est moi qui a une dette envers elle et elle écarquille les yeux. Je sais qu’elle va répliquer, protester même, alors je lui coupe l’herbe sous le pied en disant qu’elle n’a pas le choix. Ce n’est pas comme si c’était elle qui me devait quoi que ce soit après tout. Cette fois, c’est elle qui tient le Négociant entre ses mains. Du jamais vu.

Pareil comme la dette, je lui dis que je vais payer les frais médicaux et lui dit également qu’elle n’a pas le droit de protester à ce sujet aussi avant qu’elle ne le fasse. Même si je ne la connais pas vraiment plus que ça, j’ai l’impression d’assez la connaître pour savoir qu’elle ne veut pas. De toute façon, c’est déjà trop tard à ce sujet puisque ça a été convenu avec la réception. Je la remercie ensuite, prenant dans sa main comme si c’était tout à fait naturelle de la tenir entre les miennes. Si je ne me voilais pas la face, j’admettrais que c’est agréable de tenir la main d’une femme autrement que pour l’entraîner dans un endroit tranquille pour m’envoyer en l’air avec elle.

Elle me dit que je n’ai pas besoin de la remercier, puis me remercie à son tour pour les frais médicaux, sachant que ça coûtera une petite fortune. Je balais ses mots de la main, l’air de dire que ce n’est rien. « J’ai vu bien pire, crois-moi. » On ne pourra jamais dire de moi que je suis ingrat. Je sais reconnaître quand je suis battu, et je sais quand être reconnaissant.

Nous nous observons alors pendant un moment. Normalement, quand on me fixe aussi longtemps sans rien dire, je trouve ça embarrassant, ou plutôt frustrant, mais cette fois, ça va. À la place, je me demande ce qui se passe dans sa tête, ce qu’elle peut bien penser. Je réalise alors un truc. Sa main est toujours dans la mienne. Je baisse les yeux et la relâche, puis repose les yeux sur elle quand elle me demande comment vont mes employés. Parfait comme question. « Non, personne de blessé. Plus de peur qu’autre chose. Ils sont secoués, surtout Cassandra, mais je pense leur téléphoner plus tard pour leur suggérer de prendre la semaine. » Je n’ai rien de ces patrons incompréhensibles qui ne savent pas traiter leurs employés comme il le faut. Si mes bars tournent bien, c’est bien grâce à eux. Je tiens à ce qu’ils soient bien traités. « Déjà, ils ne font pas leur soirée, J’ai fermé pour aujourd’hui. Je verrai ce que je fais demain pour le reste. Une histoire pareille, ça ne risque pas d’être bon pour les affaires. Je vais devoir minimiser les dégâts. »